Biffins, les recycleurs précaires

Les biffins font les poubelles, où ils collectent ce qui peut encore servir, mais dont les autres ne veulent plus. Cette fonction sociale et environnementale de réemploi et de recyclage n’est pas reconnue, et les biffins s’exposent à la répression. Pour y remédier, l’association Amelior organise des marchés aux puces, dont les vendeurs sont tous biffins.

Une fois par mois, les biffins arrivent sous la halle de Montreuil et déballent ce qu’ils ont pu récupérer ici ou là. Bibelots, habits, chaussures, jouets, téléphones, ordinateurs portables et même télévisions. Le marché se garnit d’une multitude d’objets d’occasion, principalement sortis des poubelles ou destinés à être jetés. Biffins, chiffonniers, c’est le nom de celles et ceux qui, presque toujours par nécessité, redonnent vie à ce qui était considéré comme des déchets avant leur passage. Ils sont environ 200 ici, mais seuls quelques-uns disposent d’un étal où présenter leurs marchandises. Tout ou presque est disposé au sol, sur des bâches plastique. Dans les travées, les langues se mélangent : on entend parler français, romani, chinois, arabe, des dialectes africains, etc., Des prises sont disponibles pour tester le matériel électrique et deux grosses enceintes assurent l’ambiance avec une musique tzigane, qui en fait danser certains et diffuse la bonne humeur chez beaucoup d’autres.

15 à 20 € de ventes

« On fait en sorte d’avoir un environnement assez paisible et sécurisant pour que les biffins puissent vendre tranquillement. Ce qui n’est pas toujours gagné », explique Marine, bénévole de l’association Amelior qui organise le marché. Il n’y a pas de place pour tout le monde, et mieux vaut se lever très tôt pour avoir les meilleures. Cela peut provoquer quelques tensions et il n’est pas rare non plus que le ton monte lorsque les membres de l’association font le tour des allées vers 11 h pour récupérer la petite somme demandée aux biffins : 2 € le premier mètre, 5 € pour 2 mètres, 3 € si la bâche n’est pas sous la toiture. Certains rechignent à payer tout de suite, mais montrent finalement la carte d’adhésion de l’association et la monnaie demandée sous peine d’être expulsés. Un « P » dessiné sur le sol à la craie signale que le règlement est effectué.

Habib, un habitué, a réglé sans râler. « C’est mon boulot, je récupère dans les poubelles, dans la rue. Des fois on achète sur des marchés, dans des brocantes. Sur une journée on peut faire 15 €, des fois 20 €, ça dépend. » Sur son stand, une dame tient une bougie et demande combien ça vaut. « 1 €, mais donne-moi 50 centimes. » Elle repart, sans la bougie. « Regarde, même 50 centimes elle veut pas », se désespère Habib qui ne pressent pas une bonne journée. Quelqu’un d’autre est intéressé par un grand sac pour mettre le linge. C’est 2 €, mais lui aussi repartira les mains vides, il trouvait le sac trop décousu. Loulou est venu « pour gagner un peu de pognon » et arrondir les fins de mois de sa retraite à 900 €. « N’importe qui vient, t’as un truc à vendre, tu t’arrêtes. Il y a des boutiques qui reprennent, mais à un prix dérisoire. Ici on le fait en direct. » Il aimerait bien vendre son appareil de massage électrique pour se payer un coup à boire avec son ami. À côté, un Tunisien sans papiers cherche une place pour sortir les affaires de sa valise.

Juliette espère trouver son bonheur sur le marché. « Pour moi qui ai une petite retraite, c’est extrêmement intéressant. Il ne faut pas venir avec une idée préconçue, mais j’ai envie de trouver des choses pour m’habiller, des chaussures, comme tout un chacun qui va faire ses courses, mais je fais attention à ne pas trop dépenser. » Elle allait avant sur d’autres marchés de biffins à la sauvette. « Mais avec les charges de police, c’était un peu hard. » Pour cet autre client, c’est la première fois sur le marché. Il vient pour se décontracter de la semaine et discuter avec les gens. Il a déjà trouvé un miroir, des ballons de baudruche, un petit appareil photo et un câble USB. Il hésite à acheter un iPod. « Je connais les Rroms, je les avais soutenus il y a un an lors de l’expulsion. Je suis content de les voir ici, ils travaillent et ne font pas la manche, c’est plus digne. En tant que citoyen, je suis touché par le gaspillage. Avant de jeter à la poubelle, il devrait y avoir une étape. On devrait mesurer tout le travail qu’ils accomplissent en enlevant des déchets ou des matériaux électriques polluants. »

Etre reconnu comme gestionnaires de déchets

Cette reconnaissance est l’un des objectifs de l’association Amelior, qui aura bientôt cinq ans. « On a pour but la réalisation de marchés aux puces et la reconnaissance du métier de la collecte, du réemploi et du recyclage. C’est à dire une place et un marché pour tous les biffins », rapporte Samuel Le Coeur, son président. « On fait des collectes, des tournées, on récupère 10 tonnes par mois, de la ferraille, du D3E (ndlr : déchets d’équipements électriques et électroniques) que l’on essaie de revendre, c’est de l’économie redistributive. On espère devenir des gestionnaires de déchets, trouver les bonnes filières et donc être payés à la tonne comme les autres gestionnaires, avec la difficulté supplémentaire de fédérer des personnes en état de nécessité. » Ils n’ont touché jusque là qu’une subvention de 1.500 €, mais devraient prochainement en bénéficier d’une autre pour s’équiper en gants, uniformes, et même d'une presse pour mettre en ballot les vieux papiers et les revendre aux recycleurs.

Marlène est assise sur un tabouret derrière sa bâche et expose deux mètres de livres, mais surtout de chaussures. « Je les cherche où je peux les trouver, dans des magasins, dans les cordonneries. Il y a plein de gens qui ne viennent pas les récupérer », assure-t-elle. Elle ne fait pas les poubelles et trouve le marché pas assez ordonné à son goût. Elle regrette les vêtements en tas sur le sol, les objets abandonnés à la fin. Pour Amelior, laisser la place propre est pourtant une question de principe. « Vers 17 h, on commence à dire aux gens de trier, ce qui reste est gratuit à partir de 18 h pour que le maximum de choses partent », indique Marine. Le reste part à la déchetterie. Il y aurait 3.000 biffins à Paris, qui n’ont pas beaucoup d’occasions pour exercer leur activité sans répression, sans gazage ou confiscation de leurs marchandises. Un marché des biffins expérimental devrait prochainement voir le jour une fois par mois dans la capitale, en accord avec la mairie. Pas assez pour Samuel Le Coeur. « C’est trop peu. Montrer que c’est possible c’est bien, mais pour répondre à la demande d’ordre public et social, à la lutte contre la pauvreté et la protection de l’environnement, il en faudrait plusieurs par semaine. »

Guillaume Clerc

Article publié dans Lutopik 17, Hiver 2017-2018, dont le dossier était consacré aux déchets

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Sommaire :

P. 4 : Une ferme urbaine pour reprendre sa vie en main

P. 6 : L'ère des déchets

P.  8 : Entretien avec Baptiste Monsaingeon

P. 14 : Déchets centenaires et convoitises dans la crau

P. 17: L'incinération, un sujet brûlant

P. 20 : Sur la trace des vieux pneus

P. 22 : Obsolescence programmée : tous responsables

P. 26 : Mission réparation

P. 28 : Choucroute : un jus électrique
 
P. 30. biffins : les recycleurs précaires

P. 32 : L'internationale des pinseyeurs

P. 34 : Portfolio : les pieds sur terre

P. 38 : La bataille du café bio au Costa Rica

P. 41 : Le coin des copains

P. 42 : Frênes : tous condamnés ?

P. 44 : Prostitution : une loi pour rien ?

P. 46 : BD : l'agriculture intensive ne nourrit pas le monde

P. 51 : Des contrats vraiment pas aidés