Biocoop à l’épreuve du business

Face à la popularisation du bio et à la concurrence des grandes surfaces traditionnelles, la célèbre enseigne oscille entre la tentation d’adopter certaines pratiques commerciales de la grande distribution et l’envie de conserver son âme militante. En fonction des magasins, de leur histoire et de leur gérance, la balance penche d'un côté ou de l'autre.

Avec 340 magasins sur toute la France, un chiffre d’affaires de 580 millions d’euros en 2013, une croissance à faire pâlir de nombreux autres secteurs (8,2 %), Biocoop est le leader de la distribution spécialisée en bio. Apparue dans les années 80, l'enseigne est au départ une association constituée de consommateurs militants à la recherche de produits locaux et de qualité, et de producteurs bio regroupés en coopératives. Les pionniers étaient un peu à l’image d’Ikkéne Tayeb, gérant de Biocoop à Lannion depuis 1996. « Je voulais manger des bons produits. Je suis devenu commerçant par accident », résume-t-il.

En 2002, le réseau fait un premier pas vers une structuration commerciale. L’association adopte de nouveaux statuts, les adhérents se font sociétaires et Biocoop devient une Société anonyme coopérative. Des entités commerciales peuvent alors intégrer Biocoop et aujourd’hui, plus de la moitié des magasins sont des structures privées à vocation commerciale, l’autre moitié étant des structures collectives (associations ou Scop). Ces changements s’accompagnent d’une professionnalisation du secteur. Dominique Sénécal, militant de la première heure chez Biocoop au sein du magasin associatif le Soleil Levain (Alès) et membre du conseil d’administration du réseau, explique : « Le mouvement s’est créé à un moment où on avait besoin de trouver de la marchandise. Aujourd’hui puisque tout existe en bio, il s’agit de se démarquer de la bio industrielle en proposant au consommateur de la bonne bio. C’est pour cela qu’il faut professionnaliser le développement tout en gardant nos valeurs de départ ».

C’est ainsi que le marketing et la publicité ont fait leur entrée chez Biocoop, que des magasins sont encouragés à s’agrandir et à s’installer dans des zones commerciales et que de nouveaux collaborateurs en provenance de la grande distribution sont recrutés. « Les nouveaux créateurs de magasins, les "porteurs de projet", semblent plutôt sélectionnés pour leur capacité d’entrepreneurs à développer des mètres carrés de boutiques que pour leur engagement politique proche des fondateurs des Biocoop », note Philippe Baqué, auteur du livre « Le bio entre business et projet de société ». 

Un tournant critiqué

L’embauche de personnel sur d’autres critères que les valeurs sociales de la marque a parfois conduit à des frictions entre Biocoop et ses producteurs. Ainsi, Olivier, maraîcher près de Biarritz, a connu des déboires avec le magasin auquel il vendait chaque année pour 30.000 € de sa production. Un nouveau chef de rayon fruits et légumes, recruté chez un concessionnaire automobile, a brutalement arrêté son contrat tacite avec lui, préférant mettre en rayon des légumes venant de plus loin mais moins chers. Le maraîcher a frôlé la fin de son activité et il estime aujourd’hui qu’« il n’est plus intéressant pour un petit producteur de travailler avec Biocoop. Ca ne peut plus être un débouché pour nous ».

Au sein même du réseau Biocoop, ce tournant s’est accompagné de nombreuses critiques. Quelques-uns ont quitté le navire mais d’autres ont préféré rester et tenter de peser dans les décisions de la maison mère. Pour Pierre Küng, militant écologiste et fondateur d’un magasin Biocoop à Agen, « le problème est qu'au nom de la professionnalisation et surtout d'un développement rapide posé comme postulat, il y a eu emballement, et la transmission des valeurs en a pâti. Il n'en reste pas moins la présence de pleins d'acteurs motivés par autre chose que le profit immédiat ».

Ikkéne Tayeb est de ceux-là. Il regrette que « les aspects économiques aient pris de l’importance, voire sont devenus un élément qui dirige ». Il peste aussi contre le marketing, « une plaie et  une pratique insupportable pour des gens qui se revendiquent de l’éthique », mais estime que malgré tout, « des choses se discutent encore au sein de Biocoop et c’est la structure qui offre les meilleures garanties sur la provenance des produits ». Il reste donc dans le giron mais pratique son commerce comme il l’entend. Dans sa Scop qui gère trois magasins Biocoop, on n’y trouve ni pubs, ni prix qui se finissent par 99 centimes. Les fruits et légumes sont tous de saison et locaux, et les prix d’achat auprès des producteurs sont affichés. « La maturité et la qualité gustative sont les bases fondamentales de nos achats en fruits et légumes. Malheureusement, les plateformes du réseau Biocoop ne prennent plus en compte ces deux critères. Certains délais de stockage, le refus de toute prise de risque au niveau de la perte amènent les acheteurs nationaux à exiger de ne pas avoir de fruits à maturité auprès des fournisseurs. Ce qui est un comble pour des produits de l'agriculture biologique », dénonce-t-il. 

Une exception dans le monde des affaires

Mais au sein de la structure nationale, on n’aime pas trop les magasins qui sortent un peu du rang. Ceux qui ne s’approvisionnent pas en priorité auprès des quatre plateformes de la marque sont mal vus et incités à revenir dans le droit chemin par le biais de la « grille de remises », un système issu de la grande distribution. Plus ils achètent auprès des plateformes du réseau Biocoop, moins ils payent cher les produits de la marque. « Cette grille de remises sert à promouvoir les produits Biocoop. Nous sommes 350 magasins à faire les commandes en même temps. S’approvisionner ailleurs, c’est mettre en péril la construction collective », justifie Dominique Sénécal. Pour inciter les magasins à acheter local et encourager l’agriculture paysanne, deux des engagements de Biocoop, les achats auprès de producteurs dans un rayon de 150 km sont cependant considérés comme des achats Biocoop pour la grille de remises.

Malgré la professionnalisation du réseau, Biocoop reste une marque à part, « une exception dans le monde des affaires », estime Dominique Sénécal. Le groupe s’est créé autour de valeurs sociales fortes et il a gardé de nombreuses traces de son passé militant. Le cahier des charges des magasins impose par exemple que la rémunération la plus élevée n'excède pas cinq fois la plus faible, il fixe une marge nette maximum de 31,5 %, inclut dans le conseil d’administration non seulement des gérants de magasins mais aussi des consommateurs et des producteurs, etc. Après, chaque magasin est libre de s’imposer des critères supplémentaires, et les « mauvais élèves » selon Biocoop sont peut-être les plus intéressants pour les consommateurs et les producteurs.

Sonia


Cet article est tiré du dossier sur les deux visages de l'agriculture bio paru dans le magazine papier Lutopik #5.Ce magazine fonctionne sans publicité ni subvention et ne peut continuer d'exister que grace à ses lecteurs. Si vous appréciez Lutopik, vous pouvez vous abonner, commander un exemplaire (rendez-vous ici) ou nous faire un don.

Sommaire du dossier Bio commerciale et bio paysanne paru dans Lutopik #5 :

Les deux visages de l'agriculture bio, page 4

Le bio prend du volume, page 7

Labels, le bio et le moins bio, page 10

L’éthique sans le label, page 13

Poulets bio à la sauce Duc, page 14

Biocoop à l'épreuve du business, page 16

Permaculture : l'agriculture de demain ?, page 18

Commentaires

Exemple de « produits locaux » ? Des avocats provenant… du Pérou. Achement écolo, le business du bio… K.-G. D.

Pour y avoir bossé qq temps, je confirme que c'est comme dans un supermarché..