Critique des médias : « Nous avons remporté des batailles, pas la grande victoire »

Journaliste et écrivain, Serge Halimi est directeur de la publication du Monde Diplomatique depuis 2008. Auteur de nombreux essais, il a notamment signé en 1997 Les Nouveaux Chiens de Garde, un livre qui dénonce les relations de connivence entre les pouvoirs politiques, économiques et médiatiques.

Comment est née la critique radicale des médias ? 
Au début des années 90, régnait une vision enchantée du monde de l’information. Après les évènements de Tienanmen et la chute des régimes dictatoriaux en Amérique latine et en Europe de l’Est, l’idée s’est diffusée que l’information était en train de bousculer toutes les structures oppressives dès lors que tout le monde saurait dorénavant ce qui se passait partout1. Les journalistes étaient les chevaliers blancs de cette démocratie qui avançait à grands pas, grâce à la transparence. La critique des médias que nous avons systématisée à partir de cette période a nuancé cette euphorie...
Nous avons notamment rappelé que la guerre du Golfe de 1990-1991, perçue comme l’un des moments où l’information avait triomphé grâce à l’information continue (le mythe CNN), avait plutôt correspondu à une des périodes de désinformation les plus intenses de l’histoire contemporaine, presque comparable au « bourrage de crâne » de la Première guerre mondiale. Des journalistes américains s’étaient réjouis d’avoir filmé en temps réel ce qu’ils avaient réussi à apercevoir de la fenêtre de leur chambre d’hôtel, c'est-à-dire pas grand-chose, ou s’étaient retrouvés, avec des centaines de leurs confrères de tous les pays, à 3000 km de Bagdad dans la ville saoudienne d’où partaient les missiles américains. Et presque tous eurent alors le sentiment qu’ils avaient tout vu de la bataille.
Après cela, des crises politiques, qui sont aussi des crises de l’information, se succèdent : la campagne de matraquage balladurienne des années 93-95, le mouvement social de novembre-décembre 95 auquel les grands médias se sont massivement opposés, la guerre d’Irak de 2003, etc. Chaque fois, nous avons été là, avec le Monde Diplomatique dès 1989, mais aussi, plus tard, avec les films de Pierre Carles, avec Acrimed, Alain Accardo, PLPL, le plan B, etc., pour contester l’idée que les journalistes étaient les pourvoyeurs indispensables de la démocratie.

Ce combat est-il parvenu à modifier le regard des usagers des médias sur le système de l’information ?
Le travail que nous avons réalisé a connu son premier résultat notable en mai 2005 avec la victoire du non au referendum sur le traité constitutionnel européen. Je pense que nous avons joué un rôle dans ce résultat. Le non l’aurait peut-être emporté même sans la critique des médias, mais l’indignation de la population à l’époque a porté à la fois sur le texte du traité constitutionnel et sur la manipulation des grands médias qui cherchaient à le vendre à l’opinion, se transformant ainsi en propagandistes du « oui ».  Ce référendum nous a apporté la confirmation grandeur nature que le discours uniforme des médias ne correspondait ni à l’intérêt ni au point de vue de la population, alors même que les journalistes dominants avaient, pour une bonne part, assis leur domination sur l’idée qu’ils étaient les avocats de la démocratie, de la société civile, du peuple dans son ensemble. Ce mouvement de protestation, de contestation, n’a toutefois pas été assez puissant pour, à lui seul, transformer les structures de l’information. Cela, nous le savions. Cependant, nous avons fait resurgir ce thème de la critique radicale des médias alors que les partis traditionnels de gauche, d’extrême gauche et les syndicats avaient renoncé depuis les années 80 à mener bataille sur ce front de l’information.

Comment se comportaient les représentants de ces partis politiques vis-à-vis des médias ? Ont-ils modifié leurs discours ?
Ils essayaient d’obtenir que les journalistes se comportent gentiment à leur égard et ils évitaient toute confrontation avec eux. José Bové, Olivier Besancenot, les dirigeants du Parti communiste, les dirigeants syndicalistes acceptaient le plus souvent les conditions imposées par les journalistes pour passer à l’antenne, la première de ces conditions étant de ne formuler aucune critique du journalisme dominant et des grands groupes de presse. Ensuite, les choses ont changé à mesure que la critique radicale des médias est devenue populaire. L’une des premières victoires que nous avons remportées à l’occasion d’une élection présidentielle est venue d’un côté assez inattendu, puisque elle intervint quand, lors de la campagne de 2007, François Bayrou a mis en cause les rapports entre Sarkozy et le groupe Bouygues sur le plateau de TF1. Aucun des responsables politiques au sein d’un parti de gauche ou d’extrême gauche n’avait agi comme lui jusque-là. Désormais, cette critique est presque devenue une figure imposée pour un candidat à l’élection présidentielle. Une demi-douzaine l’ont fait en 2012, assez efficacement, en particulier Jean-Luc Mélenchon, Philippe Poutou, Nicolas Dupont-Aignan et Nathalie Arthaud. 

Cependant, cette critique reste théorique et la transformation des médias semble lointaine ...
La connivence entre les responsables des grands partis qui alternent au pouvoir et les dirigeants de groupes industriels et financiers est telle que les premiers n’ont évidemment pas la moindre intention de formuler une critique des médias, si ce n’est pour pleurnicher qu’ils sont moins bien traités que leurs frères siamois. Tant qu’il n’y a pas un mouvement populaire qui les oblige à relayer ce combat, ils s’en dispensent. Nous avons remporté des batailles, mais certainement pas la grande victoire… Ainsi, le recul par rapport au discours véhiculé par la presse et les grands commentateurs s’est accru mais, en sens inverse, lorsque nous avons commencé, le paysage de la presse était moins concentré, moins détenu par des grands groupes de presse capitalistes qu’aujourd’hui. C’est d’ailleurs une réalité que l’on n’observe pas seulement en France. En Grèce, en Italie, en Inde, aux Etats-Unis, au Brésil, quelques milliardaires détiennent les principaux médias et, naturellement, leur impriment une orientation qui n’a rien à voir avec un regard critique de la société existante, le fameux contre-pouvoir. 

Y a-t-il une différence de qualité de l’information entre le service public et les médias aux mains de grands groupes ?
A priori la différence devrait être considérable dans la mesure où les pressions des grands intérêts financiers et commerciaux ne devraient pas jouer de la même manière dans les médias du service public et pour M6 ou TF1. Pourtant, lorsqu’il s’agit des journaux télévisés, la hiérarchie de l’information semble être la même. Les chaînes du service public courent souvent après les recettes des chaînes commerciales et veulent obtenir une audience égale ou comparable à celles des chaînes privées. Elles privilégient alors les évènements les plus spectaculaires, même si ce ne sont pas ceux qui contribuent le plus à une information utile au citoyen et à notre capacité de faire des choix politiques et sociaux en connaissance de cause.

L'arrivée de l’information en continu a-t-elle changé la pratique des autres médias ?
Évidemment, cela a accéléré le rythme de l’information, donc réduit la part de la réflexion et d’esprit critique dans le choix et la hiérarchie des nouvelles que l’on diffuse à l’antenne. C’est la règle du : « ça vient de se passer, donc on en parle, surtout si ça a été filmé ». La vraie difficulté, c’est la règle de la concurrence dans l’information qui fait que très peu d’organes de presse acceptent de prendre le risque d’être en retard. Ils préfèrent se tromper plutôt que d’arriver après leurs concurrents. Au moment de l’affaire d’Outreau, le dérapage avait été pour ainsi dire universel. Il avait concerné à la fois l’information continue, les quotidiens et les hebdomadaires.
C’est aussi ce que l’on observe en cas de guerre nous impliquant directement : il y a une telle curiosité pour la relation haletante du conflit que même si, entre 16h et 18h, ou entre mardi et vendredi, il ne se passe pas grand-chose, cette curiosité est meublée par des informations inexistantes, anodines ou fausses, le cas échéant abondamment commentées. Et puis quand vous avez un fait divers dont vous ignorez tout et que vous « devez » néanmoins traiter de manière continue, le journaliste qui le fait subit une forme d’humiliation. Parce qu’il sait bien qu’il ne sert pas sa vocation professionnelle : il ne fait que remplir un tuyau avec tout ce qui lui passe sous la main. Quand vous disposez d’un moyen d’information en continu, il est très difficile de dire à ceux qui vous suivent : écoutez, on n’a rien à vous dire pendant deux heures, reposez-vous, faites un petit tour, lisez un livre et quand on reviendra on aura peut être des informations nouvelles à vous fournir. Cette espèce de rythme trépidant a été inaugurée par CNN et est maintenant repris presque partout avec, bien entendu, une qualité d’informations très dégradée. 

La critique des médias n’est-elle pas aujourd’hui dévoyée par l’extrême droite et les adeptes des théories du complot ?
C’est un des grands dangers. Dans les premières années de la critique radicale des médias, PLPL a employé cette formule très ramassée et assez brutale : « les médias mentent ». Maintenant, les gens que vous avez cités utilisent ce slogan pour dire « la vérité ment ». Ils contestent des éléments factuels pourtant irrécusables en partant de l’idée que nous avons exposé tellement de mensonges qu’il leur est désormais possible de prétendre que tout ce qui les gêne, surtout si c’est relaté ou repris par tel ou tel journal au crédit entamé, serait un bobard médiatique. Et, avec la profusion de sites Internet, il est effectivement possible de trouver la vérité qui nous arrange, le site qui ne diffusera que des informations, vraies ou fausses, qui nous conforteront dans nos convictions. L’objectif n’est plus alors de savoir ce qu'il se passe, mais de pouvoir continuer à croire ce que l’on croit, et de douter de ce qui nous dérange. Nous sommes donc passés de la critique légitime des médias qui manipulent et qui déforment une partie de la réalité, à la contestation, dangereuse, de la vérité, et à la réinterprétation de toute vérité au prisme d’une théorie du complot. C’est la critique des médias, mais niveau zéro. Elle s’apparente davantage à une forme de nihilisme ou d’obscurantisme qu’à une tentative de réflexion critique, le cas échéant intraitable, ainsi que nous l’avons envisagée et conduite.

Cette autre critique des médias semble en plein essor et difficile à contrer ...
Oui, pour nous, c’est un front idéologique supplémentaire. Si les gens ne veulent croire que ce qu’ils ont décidé de croire, s’ils vous opposent que tel bout de film qu’ils ont vu sur YouTube les autorise à penser que la vérité n’est pas ce qu’elle est, que tel bout de fuselage analysé par je ne sais qui a déterminé je ne sais quoi dans le cas de tel ou tel accident, de tel ou tel attentat… De fait, je ne suis pas en mesure de répondre à ce genre d’imputation séance tenante : je ne suis ni ingénieur, ni spécialiste de la fonte des métaux, et j’ai mieux à faire que de suivre à la trace le moindre soupçon. Par conséquent, chacun a la possibilité de récuser un énoncé factuel en prétextant des objections plus ou moins scientifiques tellement nombreuses qu’à la fin il n’y a plus de réalité nulle part. Ceci étant, à mon avis les gens qui sont disponibles pour ce genre de soupçon sont plutôt des acteurs passifs, des spectateurs désabusés de tout et un peu cyniques. Derrière leur écran, ils ont envie de passer leur temps à ricaner entre eux qu’ils ne sont pas dupes, eux. Mais on ne les trouvera jamais à nos côtés dans des luttes politiques et sociales qu’ils jugent sans doute perdues d’avance puisque par définition on se fait toujours avoir par des comploteurs plus malins que nous. Ça me désole pour ces gens, mais je ne pense pas qu’ils constituent un problème politique majeur.

Vous proposez la création d'un service public de l’information ...
J’ai tendance à penser que l’information est un bien public et que l’on se porterait mieux si cette information était financée par la collectivité. C’est pour cela que nous avons récemment développé dans le journal, sous la plume de Pierre Rimbert, un projet pour une presse libre. Il prévoit une mutualisation des structures matérielles qui permettent de produire l’information (imprimeries, réseau de distribution, administration, etc.). Elle serait en partie, voire très largement, financée par le public. Cela coûterait de l’argent ? Oui, mais nous rappelons qu’avec le système actuel d’aides à la presse, des sommes colossales dépassant un milliard six cents millions d’euros sont versées chaque année à des médias privés sans qu’on exige d’eux la moindre contrepartie en terme de qualité ou même de contenu. Avec notre projet, nous disposerions d’un système à peine plus coûteux et qui permettrait de financer des médias indépendants, ni tributaires de la publicité ni de l’audience. Bien entendu, ces aides devront s’accompagner d’un cahier des charges afin que ces journaux remplissent vraiment une mission d’information, et pas un objectif commercial ou un investissement destiné à accroître la surface sociale des propriétaires de presse. Et l’audience ne doit pas être le critère de l’information. Ce qui se passe au Sri Lanka doit être relaté et analysé, même si cela n’intéresse qu’une partie très modeste de la population. Le système actuel décourage ce type de raisonnement qui devrait pourtant constituer la philosophie élémentaire du journalisme. 

Quels seraient, alors, les gages d’indépendance ? 
La difficulté est évidemment que ce service public de l’information ne doit à aucun moment se confondre avec un service d’information gouvernemental. Toutefois, on peut imaginer des organismes de type CSA dont les membres ne seraient plus nommés par le pouvoir, mais par des professionnels et des usagers. Il pourrait inclure, par exemple, à la fois des journalistes, des syndicalistes, des usagers de médias et, peut-être, des spécialistes de l’information. Ils veilleraient ensemble au bon fonctionnement du service mutualisé et auraient défini au préalable un certain nombre de règles déontologiques permettant d’expulser tel ou tel journal du service si ce média commet des infractions caractérisées. Rien ne lui interdirait alors de se débrouiller sans aide publique d’aucune sorte.   

Propos recueillis par Guillaume et Sonia

 1 Le fondateur de CNN, Ted Turner, interrogé par les documentaristes de « La planète CNN », diffusé par Arte en 1997 ou en 1998, a ainsi prétendu : « Nous avons été une force positive. Depuis la création de CNN, la guerre froide a cessé, les conflits en Amérique centrale ont pris fin, c’est la paix en Afrique du Sud alors que la situation semblait désespérée, ils essaient de faire la paix au Moyen-Orient et en Irlande du Nord. Les gens voient bien que c’est idiot de faire la guerre. Personne ne veut passer pour un idiot. Avec CNN, l’info circule dans le monde entier. Personne ne veut avoir l’air d’un débile. Donc ils font la paix car, ça, c’est intelligent. On ne veut plus voir ce qui s’est passé en Bosnie : les écoles, les hôpitaux, les grands-mères et les enfants bombardés, il y a une grande campagne contre les mines antipersonnel. On a vu trop d’enfants aux pieds arrachés. Dans cent ans, si on survit, rétrospectivement on ne pourra pas croire que nos grands-parents aient pu mettre ces mines.  Débile, débile, débile! »


Cet entretien a initialement été publié dans le dossier "Médias: ceux qui résistent, ceux à qui l'on résiste" du magazine numéro 7 paru en juin 2015. Pour le commander, ou vous abonner, rendez-vous ICI