Panser l’éducation populaire

lepage.gifDéfinie comme un apprentissage tout au long de la vie, l’éducation populaire devrait être au cœur de toute société démocratique en aiguisant la conscience politique de chaque individu. Malheureusement un peu oubliée, elle réapparait aujourd'hui avec des personnes qui se réapproprient le concept.

L’éducation populaire repose sur le partage de savoirs entre plusieurs personnes. Il s’agit de créer de l’intelligence collective, ce qui peut prendre une multitude de formes et concerner tous les domaines : l’échange de recettes de tartes au fromage, un cours d’histoire sur la Commune de Paris, des individus qui partagent leur expérience à propos du système de santé... L’éducation populaire, c’est la garantie que chacun puisse tout au long de sa vie améliorer ses connaissances sur le fonctionnement du monde.

En accompagnant le développement de l’esprit critique et la capacité d’analyse politique de chaque individu, l’éducation populaire est une force émancipatrice, un moyen de dégager ensemble des solutions pour améliorer profondément et durablement les conditions de vie de toutes et de tous. Elle s’inscrit nécessairement dans l’action, car son objectif ultime est la transformation sociale, économique, culturelle et politique de la société.

Sur le papier, le secteur de l’éducation populaire est aujourd’hui très important. Le Cnajep, qui fédère les associations de jeunesse et d’éducation populaire, en recense 430.000, soit 49 % du nombre total des associations en France. Elles rassemblent plus de six millions de bénévoles (dont deux millions pour la seule Ligue de l’enseignement), disposent d’un budget cumulé de 18 milliards d’euros (1,4 % du PIB) et totalisent près de 680.000 emplois (350.000 équivalents temps plein). Dans la réalité, l’éducation populaire n’existe presque plus.

Le concept de l’éducation populaire fut clairement énoncé au moment de la Révolution française. En 1792 devant l’assemblée législative, le député du Tiers état Condorcet défend une vision de l’instruction qui ne devrait pas « abandonner les individus au moment où ils sortent des écoles », mais « embrasser le système tout entier des connaissances humaines et assurer aux hommes, dans tous les âges de la vie, la facilité de conserver leurs connaissances et d'en acquérir de nouvelles ».

Condorcet pense que c’est l’instruction, et non les déclarations de principes, qui garantit véritablement la liberté et l’égalité. « Tant qu'il y aura des hommes qui n'obéiront pas à leur raison seule, qui recevront leurs opinions d'une opinion étrangère, en vain toutes les chaînes auront été brisées (…) le genre humain n'en resterait pas moins partagé en deux classes, celle des hommes qui raisonnent et celle des hommes qui croient, celle des maîtres et celle des esclaves ».

Mais l’idéal d’une éducation permanente ne parvient pas à s’imposer face aux conservateurs. L’instruction et l’éducation populaire deviennent des enjeux de lutte et de pouvoir tout au long du 19ème et du 20ème siècle (voir article page 22). Pour Alexia Morvan, qui à rédigé une thèse intitulée « Pour une éducation populaire politique »,  son histoire « peut se lire comme un lent processus de domestication des organisations civiles par l’État, qui, par étapes, spécialise, rétrécit et finalement incarcère leur potentiel critique ».

Après le Front populaire, le gouvernement issu du Conseil national de la Résistance propose en 1944 de faire de l’éducation populaire une mission de service public. L’instruction obligatoire n’ayant pas empêché l’avènement du fascisme et les horreurs de la guerre, il apparaissait nécessaire de fournir une éducation politique aux jeunes adultes. À la Libération, Jean Guéhenno devient directeur de l'éducation des adultes et de la culture populaire.

En 1948, cette cellule administrative fusionne avec la direction de l’éducation physique et des activités sportives pour créer une direction générale de la jeunesse et des sports. Cette décision signe l’arrêt de mort d’une réelle politique d’éducation populaire. Elle « entérine le succès d’une conception récréative de l’éducation populaire » selon Alexia Morvan, qui ajoute qu’avec la professionnalisation du secteur associatif dans les années 60-70, l’éducation populaire s’oriente vers « une vaste politique d’animation, mais surtout de pacification de la vie sociale des quartiers urbains ».

Passer du yoga au débat

buzzy-copie.gifAujourd’hui, ces structures labellisées « éducation populaire » par l’État sont de plus en plus dépendantes des subventions, et donc des institutions. Elles se retrouvent en situation de concurrence pour satisfaire les commandes et les besoins des collectivités qui délèguent à ces associations (MJC, maisons de quartier, centres sociaux…) la gestion sociale de certains territoires.

La responsable d’un centre d’animation affilié à la Ligue de l’enseignement indique que « la fédération de Paris [de la ligue de l’enseignement] ne vit qu’avec la délégation de service public ». La dépendance est complète et « cela pose la question de ses réelles possibilités et de ses réelles marges de manœuvre. Comment peut-on dire à une structure de se bousculer quand on dépend d’elle ? »

Et bien qu’elle pense que « le sport peut transmettre des valeurs et ainsi participer à l’éducation », elle se demande « comment  on permet au citoyen de passer du yoga au débat ». Elle constate chez les gens « une vraie demande de changement, de comprendre et de trouver des solutions ensemble ». Ce qui importe pour elle c’est « la question de considération de la parole du citoyen. Il faut accepter l’idée d’une égale intelligence ».

On observe depuis quelque temps un renouveau de l’éducation populaire. Attac a quelque peu bousculé la donne lors de sa création en 1998 en se définissant comme « un mouvement d’éducation populaire tournée vers l’action citoyenne ». Le DAL (Droit au Logement) s’inscrit aussi dans cette démarche, comme d’autres collectifs ou associations. « Quelques énervés sont en train de se réapproprier le concept », se réjouit Franck Lepage qui a lancé les conférences gesticulées avec la Scop Le Pavé (voir encadré).

Franck Lepage a longtemps fait partie des acteurs institutionnels de l’éducation populaire. Jusqu’en 2000, il était directeur des programmes de la fédération française des MJC et chargé de recherches à l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (Injep). À cette époque,  il a rendu un rapport au ministère de la Jeunesse et des Sports dans lequel il pointait le paradoxe auquel les associations d’éducation populaire sont confrontées : « être agent d’une commande municipale ou être acteur d’un projet de transformation sociale ».

Il a depuis quitté ses fonctions et dénonce le fait que les « institutions construites après-guerre sur une revendication d'éducation populaire ont viré à l'animation socioculturelle » et qu’elles seraient devenues « le principal obstacle au déploiement de l'éducation populaire comme concept et mobilisation de méthodes de critique de la société qui nous est proposée ».

Pour Franck Lepage, l’éducation populaire ressemblerait à « des gens qui essayent de militer autrement, de faire circuler de la pensée critique sur la société, de construire ensemble des savoirs politiques utiles pour de l’action collective ». Lui se bat pour « fabriquer du temps de cerveaux humains disponible pour la révolution ».

Les pratiques de l’éducation populaire sont infinies et ne demandent qu’à être explorées. Les universités populaires initiées à la fin du 19ème siècle font un léger retour, sous des formes plus ou moins intéressantes et dépendantes des pouvoirs publics. Il est urgent de reconsidérer aujourd’hui l’idée fondamentale du vivre et du réfléchir ensemble. Pour cela, l’éducation populaire mériterait plus d’attention.

Zor

Illustration : Jane


Le pouvoir des conférences gesticulées

Les conférences gesticulées sont une forme d’éducation populaire basée sur l’expérience d’une personne dans un domaine qu’elle connait bien. Elles mêlent, humour, sérieux et ressenti. Quand nous l’avons rencontré, Franck Lepage nous a confié pourquoi elles sont si importantes à ses yeux.

« La seule façon de militer c’est de raconter sa vie, c’est d’identifier nos savoirs. La colère, la rage, la honte et la frustration sont des savoirs. Celui des enseignants ou des travailleurs sociaux n’est pas reconnu comme tel. Quand une assistante sociale prend sa retraite, elle part avec 30 ans de savoir sur l’action sociale, mais dans sa tête, ce n’en est pas un. Ce savoir politique ne sera pas échangé et ne servira pas le mouvement social.

Si cette femme se met à parler de son travail, on va l’écouter pendant des heures. Si on lui propose de concevoir un objet public à partir de son expérience, elle va fabriquer un objet militant d’une redoutable efficacité. Parce qu’elle légitime des savoirs illégitimes. Elle va bousculer la définition du savoir qui consiste à dire que seul un sociologue qui a fait sa thèse est habilité à parler de l’action sociale. Il y a quelque chose de subversif dans le fait d’oser raconter, d’oser dire : j’ai compris des choses ».

Cet article est tiré du dossier "Pour une école émancipatrice", paru dans le magazine papier numéro 3 sorti en mars 2014. Pour commander ce numéro, c'est ici

 

Sommaire du Dossier éducation :