Raymond Gurême : la mémoire et la révolte

gureme1.jpgRaymond Gurême a connu l'enfermement dans les camps de nomades de la Seconde Guerre mondiale. Acrobate, il a pu s'échapper plusieurs fois et s'engager dans la Résistance. A 89 ans et sans perdre sa rage, son combat est aujourd'hui de témoigner des horreurs qu'il a vécues et d'alerter sur la situation des Voyageurs qui se dégrade.

Sa gouaille, son énergie et ses révoltes n’en laissent rien paraître, mais sa carte d’interné politique  est formelle : Raymond Gurême aura bien 89 ans cette année. Dans la caravane où il vit, à côté de la maisonnette qu’il a construite, les nombreuses photos et les babioles accumulées sont autant de souvenirs d’une vie bien remplie. Dans un cadre, son diplôme de Chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres est posé sur sa cheminée, même si lui aurait préféré recevoir la médaille de déporté résistant. « Mais ils me l’ont refusée ». Il faut dire que son histoire, liée à celle de l’internement de milliers de nomades lors de la Seconde Guerre mondiale, fait partie de celles que la France peine à reconnaître.

Raymond Gurême a 15 ans lorsque la guerre le rattrape. Ses parents, propriétaires d’un cirque et d’un cinématographe ambulant, font partie du monde du Voyage. Bien qu’ils se soient en partie sédentarisés depuis quelques années, à cause de la santé du père de Raymond, ancien combattant de la Grande Guerre, ils n’ont pas de carte d’identité, mais une carte de forain. C’est à ce titre que toute la famille est arrêtée par la police française en octobre 1940, car selon le gouvernement de l’époque, « en période de guerre, la circulation des nomades, individus errants, généralement sans domicile, ni patrie, ni profession effective, constitue pour la défense nationale et la sauvegarde du secret un danger qui doit être écarté » (circulaire du 8 avril 1940). 

Neuf ans pour retrouver sa famille
La famille est d’abord enfermée au camp de rassemblement des nomades à Darnétal, en Seine-Maritime, avec camions, roulottes et toutes leurs affaires personnelles. Le 27 novembre 1940, ils sont obligés de tout abandonner sur place et sont déportés au camp d’internement de Linas-Montlhéry, en Essonne. Ils ne retrouveront jamais leurs biens. A Linas, les familles sont enfermées dans des baraquements non chauffés et sont sous-alimentées. « Le responsable du camp était restaurateur. Avec nos tickets d’alimentation, il nourrissait ses clients, tandis que les asticots nageaient dans nos potages ». Son agilité d’acrobate lui permet toutefois de s’échapper. Sa famille sera transférée plusieurs fois : à Mulsane, dans la Sarthe, puis à Montreuil-Bellay, dans le Maine-et-Loire. Lui, parvient à les suivre à distance, et arrive même quelquefois à s’introduire dans le camp pour leur faire passer de la nourriture. Le vol d’un camion allemand, qu'il voulait livrer à la Résistance, le conduit à nouveau en prison, puis dans un camp de travail en Allemagne. Il s'en échappe une fois de plus et rejoint la Résistance qu’il ne quittera qu’à la fin  de la guerre.

La Libération ne marque pourtant pas la fin de son errance. Il faudra neuf ans à Raymond Gurême pour retrouver sa famille, exilée en Belgique depuis 1943 et dont il avait perdu la trace. Après leurs retrouvailles, une partie rentrera avec lui, mais « trois de mes sœurs n’ont jamais voulu revenir en France, parce qu’ils nous ont fait trop souffrir, disaient-elles ». L’après-guerre est rude. La famille a tout perdu. « J’aurais pu retravailler dans un cirque, mais je n’ai pas voulu, je pensais trop à celui de mon père ». Raymond repart sur les routes, il fait les saisons agricoles, rencontre sa femme, travaille dans la ferraille, monte un manège de chevaux, « pas en bois hein, des vrais ». Quinze enfants naissent de son mariage avec Pauline.

Mais les déplacements sont de plus en plus durs. « Dans les années 60, ça devenait compliqué de voyager. Dès qu’on arrivait quelque part, on n’était pas les bienvenus ». Lorsqu’au détour d’un trajet pour livrer de la ferraille il tombe sur la colline où était implanté le camp d’enfermement de Linas-Montlhéry, il s’arrête et décide de s’installer en face. Il achète un terrain à Saint-Germain-lès-Arpajon où il pose sa caravane et y construit une petite maison, « comme un baraquement de camp, mais moi j’ai mis une cheminée », aime-t-il à dire. Pendant 20 ans, il n’a pas eu droit à l’électricité. Elle n’a été installée que lorsque sa femme, malade, a eu besoin d’un appareil pour respirer. A l’entrée du terrain, il a fixé un panneau sur lequel est inscrit « Interdit aux nomades ». Il l’a récupéré en 2010 dans un champ en face de l’endroit où sa famille s’était fait arrêter en 1940. Aujourd’hui,  plus de 200 membres de sa famille vivent ici. 

Dès son installation à Saint-Germain-lès-Arpajon, les relations avec la police sont difficiles. Le responsable du camp de Linas-Montlhéry, qui a affamé tant de familles nomades, est devenu le maire de Linas, de 1944 à 1959. « Il a fait mourir des gens. Il y avait eu huit naissances dans le camp : six bébés sont morts de faim, les deux autres ont brûlé à Dachau. Il n’y a pas d’humanité », enrage Raymond Gurême. Et lorsqu’il s’insurge, veut faire connaître son histoire, c’est sa voix contre celles de ses anciens gardiens, qui sont toujours dans la police. « Le maire, je lui ai dit ses quatre vérités et j’ai fini à Fleury », après un coup de poing. « Quand je vois un flic, j’ai le sang qui tourne dans mes veines. C’était des flics français qui nous ont internés ». Lui et ses fils se retrouvent en garde à vue de nombreuses fois pour outrage. 

ryamondgureme2.jpgRaymond Gurême s’est longtemps tu, jusqu’à sa rencontre dans les années 2000 avec une association de défense des Gens du Voyage et une historienne qui parvient à faire ouvrir les archives du camp de Linas-Montlhéry. En 2010, lorsqu’il publie Interdit aux Nomades, le livre qu’il a co-écrit avec la journaliste Isabelle Ligner, la plupart de ses descendants découvrent son histoire. Depuis, Raymond Gurême visite les écoles et les lycées pour parler de ce chapitre de l’histoire occulté dont il est l’un des rares survivants. « Grâce au témoignage de Raymond, nous avons pu entreprendre un travail de mémoire. Pour une fois, un Voyageur parle, et pas seulement une association ou des historiens », explique François Lacroix, son ami et membre d’un collectif qui s’est créé en Essonne autour de l’histoire sur l’internement des Voyageurs dans le département.

Mais réussir à faire entendre son histoire ne suffit pas à apaiser la colère ni réparer les injustices. Raymond Gurême a la révolte chevillée au corps, et les motifs de son indignation sont nombreux, à commencer par la reconnaissance tardive et timorée du préjudice subi par les familles nomades. Sa famille n’a jamais reçu le moindre centime de dédommagement pour cet internement arbitraire qui lui a coûté si cher. « Et notre rôle dans la Résistance a été ignoré », écrit-il. Ne serait-ce que pour obtenir sa carte d’interné politique et la pension qui va avec, il lui aura fallu attendre presque 30 ans. « Je l’ai demandée en 1983, ils me l’ont envoyée en 2009. Un escargot aurait eu le temps de faire l’aller-retour entre ici et Paris », dénonce-t-il. Après avoir vécu des années avec 17 € de retraite mensuelle, il touche désormais 300 € par mois. « Je n’aurais pas mes enfants, je serais mort de faim. C’est bien se foutre de la gueule du monde, non ? ».

Le gouvernement agit comme en 40

Il trouve aussi la situation actuelle des Gens du Voyage « de pire en pire ». L’expulsion d’un grand camp de Roms en région parisienne, la veille de notre visite, le met en colère. « ça me révolte. C’est toujours pareil. Les Roms, ce sont des êtres humains comme nous. Ils vont aller où maintenant ? Où vont coucher les enfants ce soir ? C’est toujours la faute du Gouvernement, qui agit comme en 40. Il faut avoir le courage de lever le doigt pour que ça change. Il faudrait une bonne révolte. Et pas que nous. Des sédentaires, tout le monde », s’énerve-t-il. Et d’ajouter, amer : « les Roms, ils ne demandent qu’à travailler. Mais ils sont obligés de chiner. La mendicité est interdite en France, alors pourquoi la mère Chirac, elle ramasse les pièces en train ? » Lui, réclame l’abrogation des livrets de circulation et la possibilité pour tous les Voyageurs d’accéder à la propriété. « Ce que je voudrais, c’est qu’on puisse acheter un bout de terrain à plusieurs familles, avec l’eau et l’électricité. On serait tous heureux et eux seraient moins emmerdés. Les aires d’accueil, c’est des camps d’enfermement ».

Depuis qu’il a acquis une petite notoriété et que des journalistes franchissent régulièrement son portail, Raymond Gurême est moins harcelé par la police. Mais il n’est pas serein pour autant. La Région souhaite intégrer la zone où habite toute sa famille dans le projet de Parc régional des joncs marins. L’Agence des espaces verts lui a même déjà proposé de racheter son terrain. Drôle de hasard, « le parc, il commence à mon mur. Les voisins à côté, dans leurs pavillons, ils ne sont pas inquiétés », s’agace-t-il. Si le projet n’est pas encore entériné, la menace est pesante. Les enfants craignent qu’au décès de leur père, la Région s’organise pour expulser toutes les familles. « On n'aurait pas d’autre choix que de reprendre la route », s’inquiète l’un de ses fils. Alors, malgré ses 89 ans et le repos auquel il aurait droit, Raymond Gurême continue de se battre, « pour mes enfants, mes petits-enfants ». 

Sonia


Cet article est tiré du dossier "Nomades d'aujourd'hui", publié dans Lutopik numéro 4. Ce magazine papier fonctionne sans publicité ni subvention et ne peut continuer d'exister que grace à ses lecteurs. Si vous appréciez Lutopik, vous pouvez vous abonner, commander un exemplaire (rendez-vous ici) ou nous faire un don.