A Rosia Montana, la mine de la démesure

Dans ce village situé en Transylvanie, à l’ouest de la Roumanie, une compagnie minière prévoit d’exploiter la plus grande mine d’or à ciel ouvert d’Europe, en utilisant du cyanure et en expulsant ses habitants. Aujourd’hui, les opposants semblent en passe de stopper le projet. 

La route qui mène à Rosia Montana traverse les vastes forêts des Carpates occidentales. Perché au milieu des montagnes Apuseni, bordé par de nombreuses galeries romaines, le petit village compte environ 600 habitants. Un calme absolu règne ici. Lorsque le froid arrive, la gelée s’empare des toits des voitures et des maisons. Au petit matin, alors que la brume est à peine dissipée, les animaux de la basse-cour réveillent le bourg. Quelques enfants jouent au ballon, sur la place centrale. 
Au premier abord, la vie à Rosia Montana ne diffère pas des autres communes de la région. Tout le monde semble se connaître et s’apprécier. Et pourtant. En ce lundi matin, des ouvriers en uniformes jaune et vert arrivent par dizaines à bord de camions. Certains passent dans un bar du village pour prendre un café avant de partir travailler là-haut, dans les mines, sous le regard méfiant de quelques clients et des gérants du commerce.

La région est un bassin minier depuis l’époque romaine, avec un pic de l’exploitation au cours de la domination austro-hongroise, au XVIIIe siècle. Les villageois ont donc l’habitude de voir des mineurs circuler dans leur commune. Mais depuis près de vingt ans, le projet de transformation de Rosia Montana en une gigantesque mine d’or à ciel ouvert suscite la polémique. Gabriel Resources, une société canadienne, veut exploiter, par l’intermédiaire de sa filiale, la Rosia Montana Gold Corporation (RMGC), 300 tonnes d’or, 1.600 tonnes d’argent, ainsi que d’autres minéraux servant à la fabrication des smartphones, sur une durée de 16 ans. De quoi en faire le plus grand gisement d’Europe. 

La compagnie prévoit de s’attaquer à quatre montagnes situées autour de Rosia Montana, sur une superficie de 12.000 ha. Une fois la roche dynamitée, il lui faudra utiliser pas moins de 12.000 tonnes de cyanure par an pour extraire les minerais. En comparaison, l’ensemble des mines d’or d’Europe en utilise 1.000 tonnes par an. Le bassin de décantation prévu par la compagnie pour stocker le cyanure aura une surface de 4 km de long sur 2 de large. Il sera entouré d’un barrage en pierre de plus d’1 km de long et de 185 mètres de hauteur. Cette méthode, risquée et dangereuse pour l’environnement, a refroidi certains habitants, qui ont encore en tête la catastrophe de Baia Mare en 2000 (voir encadré).

La mine risque de détruire une surface totale de 1.500 ha, 740 fermes et 140 appartements actuellement occupés par la population locale, 10 églises et 9 cimetières. D’un point de vue archéologique, 7 km de galeries datant des périodes romaine et préromaine, et 80 km de galeries médiévales seront en péril. La vallée adjacente de Corna, elle, servira de site de décharge pour contenir plus de 250 millions de déchets toxiques (dont du cyanure). Rien à voir avec les précédentes exploitations, qui étaient limitées à des zones plus restreintes.

Monuments classés en péril

Cela fait presque vingt ans que RMGC lorgne sur les richesses minérales de Rosia Montana. Cet appétit n’a fait que croître depuis 2006, date de la fermeture de la mine aurifère d’État présente sur place, gérée par la compagnie roumaine Minvest. Au début des années 2000, la zone avait même été décrétée « mono-industrielle », ce qui signifie qu’aucune autre activité n’est autorisée autour du village. Un moyen de laisser le champ libre à l’entreprise pour débuter ses travaux. En 2010, elle a obtenu du ministère de la Culture un certificat de décharge archéologique, lui permettant de travailler sur un site classé au patrimoine national (le mont Cernik, par exemple, situé au cœur de la zone convoitée par RMGC, est un monument classé).

Mais sur place, les rares habitants qui continuent de résister ne veulent pas perdre espoir. Parmi eux, Sorin Jurca, gérant d’une épicerie, est l’un des plus virulents opposants au projet. Son cheval de bataille : les expropriations opérées par RMGC, au nom de l’État. « La compagnie a acheté la première maison en 2001. En six ans, 800 ont été vendues, parfois jusqu’à cinq fois leur valeur. Puis certaines personnes ont eu peur de se retrouver seules en voyant tout le monde partir ». Résultat, des centaines de familles ont préféré toucher l’argent de la compagnie et quitter le village, sans opposer de résistance au projet.

Sorin s’est installé ici avec sa femme en 1989, juste après la révolution et la chute de Ceaucescu. « Ma famille est originaire d’ici, je veux me battre jusqu’au bout pour sauver ce village, cette terre », lance-t-il. Avec sa femme, il est à la tête de la Fondation culturelle Rosia Montana, pour sauvegarder le patrimoine architectural de la commune. Il loue également des chambres pour les visiteurs qui se rendent ici. Il ne veut rien lâcher : « Si tu ne te bats pas, tu es mort ». À l’heure actuelle, plus de 250 familles ont été relogées par l’entreprise minière. La plupart à Alba Iulia, à 80 kilomètres de là, dans des zones pavillonnaires. Pour les porteurs du projet, l’objectif semble bien de déplacer le plus d’habitants possible avant de pouvoir lancer les hostilités.

80 % des maisons achetées 

Pour arriver à ses fins, RMGC ne lésine pas sur les moyens. La compagnie joue en effet sur « l’héritage culturel de Rosia Montana » pour s’imposer dans le paysage local. Catalin Hosu, porte-parole de RMGC, affirmait ainsi en 2011 que la compagnie était prête à débourser « 70 millions d’euros pour réhabiliter l’héritage culturel et le mettre en valeur ». Dans le village, l’empreinte de la Gold Corporation est bien visible. Les promoteurs du projet ont racheté 80 % des maisons de la commune, sans pour autant les rénover. Un rapide tour dans les ruelles étroites suffit à prendre la mesure de la mainmise de la société sur le patrimoine local. Sur les murs de la plupart des habitations, des panneaux d’information sont affichés, laissant apparaître le logo doré de RMGC.

Sur les 41 bâtiments classés « monuments historiques » que compte le village, la compagnie en a acquis 36. Dans l’un d’eux, un « musée de la Mine » a été érigé. Il fait partie des rares bâtiments restaurés par la compagnie. À l’intérieur, de nombreux objets et des photos d’archives rappellent au public l’histoire de Rosia Montana. En face, un « centre d’information » attend les visiteurs. RMGC joue à fond la carte de la « tradition minière » pour vanter les mérites de son gigantesque projet. Banderoles déployées dans les rues, publicités à la télévision… L’opération marketing bat son plein. Sur son site internet, la compagnie affirme que la Roumanie recevra 78 % des bénéfices directs qui découleront de l’exploitation. Au total, RMGC assure que Rosia Montana apportera « 24 milliards de dollars de bénéfices pour l’économie roumaine ». Autre argument brandi par la société et les dirigeants roumains aux habitants du bourg : la promesse de milliers d’emplois, directs et indirects, créés par l’activité minière. De 30.000 au début du projet, le nombre est vite redescendu, pour atteindre aujourd’hui 3.000, tout au plus.

Sorin, l’épicier, est lui-même un ancien mineur. Ces annonces le rendent sceptique : « La compagnie promet des emplois et en même temps, incite les gens à partir en les relogeant à plusieurs kilomètres d’ici. C’est étrange… Et si le projet était écologiquement irréprochable, pourquoi devrions-nous quitter la commune ? » Depuis plusieurs années, quelque 400 ouvriers employés par RMGC se relaient sur les chantiers pour nettoyer la mine. Le ronronnement continu des engins est surtout là pour montrer que la compagnie prend possession du secteur. « Il n’y a aucune activité réelle sur le site », confirme Tudor Bradatan, porte-parole de la campagne « Sauvez Rosia Montana ». « C’est simplement une question d’image ». 

Un symbole des Grands Projets Inutiles et Imposés

L’opposition, elle, est longtemps restée cantonnée au niveau local. En 2002, quelque 300 familles du village se mobilisent, notamment autour de l’association Alburnus Maior (le nom romain de Rosia Montana). Aujourd’hui, elles ne sont plus qu’une petite vingtaine.
Pourtant, à l’automne 2013, la contestation a trouvé un second souffle. De nombreuses manifestations contre la mine d’or ont agité l’ensemble du pays, jusque dans la capitale, Bucarest. Des rassemblements similaires ont même eu lieu dans plusieurs capitales mondiales. « Salvati Rosia Montana » est devenu le mot d’ordre des dizaines de milliers d’opposants à la future mine. Derrière ce projet, c’est la corruption généralisée des hommes politiques roumains qui est en cause, ces derniers étant soupçonnés de toucher des pots de vin contre leur soutien à RMGC.

Depuis cette période, de nombreux Roumains se rendent régulièrement dans le village montagnard pour apporter leur soutien aux opposants. Stephan, originaire de Bucarest, est venu ici après avoir participé à une manifestation dans la capitale : « Par la suite, je me suis renseigné sur le projet et j’ai découvert qu’il y avait beaucoup d’irrégularités dans ce que propose RMGC. Je voulais aussi voir, par moi-même, à quoi ressemble Rosia Montana, dont on parle beaucoup en Roumanie. Il faut se battre pour faire annuler ce projet, je ne peux pas laisser faire ça dans mon pays. »

Depuis 2004, des dizaines de milliers de personnes se retrouvent en août au  Fân Fest, un grand événement musical, artistique et culturel, qui a pour but d’appuyer la campagne de sauvegarde de Rosia Montana. Des visites à thèmes sont organisées pour sensibiliser le public sur le patrimoine local et la protection de l’environnement. Chaque été, cette « fête du foin » réunit des militants animés par l’envie de préserver ce lieu unique. Venus de toute la Roumanie et même d'au-delà, ils prennent le relai des opposants historiques à l’un des nombreux Grands Projets Inutiles et Imposés (GPII). Comme un symbole, le quatrième Forum annuel contre les GPII s’est tenu ici, en mai dernier. La petite cité perdue dans les montagnes Apuseni n’a pas encore cédé.

Ces dernières années, les recours juridiques se multiplient pour faire annuler le projet. Jusqu'à présent, tous les permis d’exploitation présentés par la compagnie ont été annulés. Le 3 juin dernier, le Parlement roumain s’en est mêlé en rejetant une « loi spéciale », présentée en septembre 2013 par le gouvernement du Premier ministre social-démocrate, Victor Ponta. Le texte visait à faciliter le développement des activités minières dans le pays. Du sur-mesure pour RMGC. Par leur décision, les parlementaires ont donc mis un sérieux coup de frein au projet, sans pour autant signer son arrêt définitif.

Début août, la mairie de Rosia Montana (favorable au projet minier) a déposé un nouveau plan d’urbanisme. Censé assouplir l’ancien document en faveur de la compagnie, il est déjà largement contesté. Selon Tudor Brabatan, de la campagne « Sauvez Rosia Montana », « parmi les conseillers locaux qui peuvent voter ce plan, certains sont directement employés par RMGC. Le conflit d’intérêts est évident ! », lâche-t-il, avant d’assurer que les opposants restent mobilisés. 
Prochaine échéance : l’élection présidentielle, en novembre. Les principaux candidats évitent soigneusement d’aborder le sujet de Rosia Montana, bien conscients que la population est majoritairement contre l’exploitation. Certains habitants, comme Tudor, assurent même que la mine géante ne verra jamais le jour : « Pour moi, le projet a été enterré à partir du moment où les promoteurs ont décidé de s’implanter sur un site archéologique aussi important. Personne ne les laissera faire une telle chose. »

Texte et photos : Clément Barraud

Le cyanure et la catastrophe de Baia Mare en 2000

Selon la compagnie RMGC, qui estime respecter les législations roumaine et européenne, « le cyanure est bien moins dangereux que les métaux lourds ». Pourtant, en 2000, la rupture d’un barrage contenant des eaux contaminées, près de Baia Mare (au nord-ouest de la Roumanie) a été à l’origine du pire désastre écologique en Europe de l’Est depuis Tchernobyl, en 1986. La Tisza et le Danube ont été pollués par les 100.000 tonnes de cyanure déversées en quelques heures. Cette catastrophe a aussi eu des effets en Hongrie et en Serbie. L’eau potable de 2,5 millions de Hongrois a été contaminée, et plus de 100 tonnes de poissons morts ont été découverts en février 2000 dans la Tisza. À certains endroits du Danube, le cyanure était présent en grande quantité, jusqu’à 50 fois le niveau de tolérance. Cet épisode laisse imaginer le pire aux habitants de Rosia Montana, malgré les « bassins de décantation » promis par la Rosia Montana Gold Corporation.


Cet article a été publié dans la revue papier numéro 5 de Lutopik, sortie en septembre 2014.