Pour une société « sans miroir assassin »

Suzanne Weber, 87 ans, est l’auteure d’Avec le temps… De la vieillesse dans les sociétés occidentales et de quelques moyens de la réhabiliter (Los Solidarios, les éditions Libertaires). Cette militante libertaire, ancienne professeure de mathématiques, analyse les difficultés d’être vieux dans notre société moderne.

Qu’est-ce que l’âgisme, comment se manifeste-t-il?

L’âgisme, comme toutes les formes de racismes, se base sur des stéréotypes, qui sont les négatifs des normes sociales de performances et de compétitivité. Les vieux sont vus a priori comme handicapés, séniles, impotents physiques. Bref, comme déficitaires par rapport aux exigences de notre société ! Toute personne âgée peut être suspectée de sénilité à l’occasion d’un oubli banal, de clés par exemple. Ce qui ne lui remontera pas le moral… En effet, les personnes âgées intériorisent souvent l’âgisme et risquent de perdre confiance en elles-mêmes. Cela d’autant plus que l’on n’accorde plus aucun crédit à leurs paroles. Cela peut être dramatique en cas de maltraitance car leur plainte sera systématiquement entachée d’un doute.

Comment les familles s'occupent-t-elles des vieux ?

Contrairement aux familles étendues (familles rurales de jadis), où l’investissement parental était plus diffus en raison des fratries nombreuses et de la forte mortalité infantile, les familles nucléaires forment un espace restreint, sorte de vase clos. Fratrie réduite ou enfant unique, les parents concentrent de fortes attentes sur leurs enfants - qu’ils escaladent l’échelle sociale par exemple, rêve qu’eux-mêmes n’ont pas pu réaliser. Tout cela favorise un climat passionnel et ambivalent à la fois, avec des conflits inévitables qui peuvent ressurgir au moment de l’entrée du parent dans la dépendance, où se produit un phénomène d’inversion des générations. Puis, exténué, l’enfant aidant peut faire le deuil anticipé de son parent et recourir au placement.

Que pensez-vous du placement en maison de retraite ?

Les maisons de retraite sont des épouvantails pour les personnes âgées, qui peuvent se sentir menacées de s’y retrouver. Le placement est toujours un déracinement, une coupure d’avec leur environnement, auquel elles sont très attachées. Elles peuvent aussi craindre une relation de pouvoir avec les soignants ou un environnement humain non choisi, et surtout, l’enfermement et la perte de leurs libertés. C’est atroce d’en arriver à enfermer des gens, fussent-ils déments. Le placement imposé par la famille, le pouvoir médical, ou même consenti - du bout des lèvres - est une violence à l’égard de la personne.

Vous parlez aussi de surprotection…

Le traumatisme qu’est, pour l’enfant aidant, l’évolution du parent vers la dépendance, peut le conduire à réagir par l’hyper-protection. Pour éviter que le vieux tombe, on l’attache ; pour éviter qu’il perde ses affaires, on les lui confisque. On prend des mesures disproportionnées pour atteindre le risque zéro, qui n’existe pas. On met le vieux sous cloche, sous châsse. Pour l’empêcher de mourir, on le momifie. On vante beaucoup en gériatrie l’utilité des objets connectés, fleuron des technologies modernes. Avec ces objets, on mettra bientôt des bracelets à la cheville des vieux pour les géolocaliser ! Ce qui choque surtout dans l’utilisation de ces produits, c’est que ce sont des outils de surveillance et non des objets que les vieux emploieraient pour se simplifier la vie ou pour s’ouvrir l’esprit. Cette surprotection est aussi une violence envers la personne agée, et la société tout entière est complice de ce complot sécuritaire.

Dans quel type de sociétés faudrait-il vivre pour prendre en considération la vieillesse ?

C’est difficile de l’imaginer, nous pouvons plus facilement repérer les problèmes dans celle dans laquelle nous vivons. Dans une société plus favorable aux personnes âgées, il n’existerait pas de hiérarchie, pas de normes de performances ou de compétitivité. On valoriserait l’humain avant tout, les gens seraient davantage à l’écoute de l’autre. L’acceptation serait plus facile. Il n’y aurait plus de miroir assassin ni ce découpage de la vie en trois tranches : la jeunesse pour apprendre, l’âge adulte pour travailler et la vieillesse pour se reposer. Chacun aurait les activités qui lui conviennent, en fonction de ses capacités. L’âge d’entrée dans la vieillesse est arbitraire, on la fixe généralement à l’âge de la retraite. Mais on se construit et se déconstruit sans cesse au contact des autres et de la vie, c’est un processus qui intervient à tout âge, sauf en situation de démence.

Propos retranscrits par Guillaume

Dessin : Caroline Pageaud


Cet article a été publié dans Lutopik n°6 et fait partie de notre dossier intitulé "Place aux vieux !"

Sommaire du dossier :

« Les vieux pourraient rendre la société plus douce et plus équilibrée » Entretien avec Serge Guérin

 Internet : s'y mettre ou ne pas s'y mettre ? Immersion dans un cours d'informatique

 A l'ombre des Ehpad Reportage en maison de retraite

 Tous les âges à tous les étages Enquête sur les nouveaux habitats coopératifs

 Les Babayagas : une tentative de collectif

 Les seniors pris pour cible  Enquête sur la silver économie

Comme sur des roulettes Rencontre avec un Géo Trouvetou nonagénaire

 Aidants pour dépendants Témoignages des proches de malades d'Alzheimer

Pour une société « sans miroir assassin » Entretien avec Suzanne Weber

 La mort douce et choisie : un droit à conquérir. Enquête sur l'euthanasie

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