Libérons l'oisiveté !

Selon les périodes de l’Histoire, du rapport au travail ou de la morale, l’oisiveté est apparentée aux plus nobles activités de l’esprit et à la liberté individuelle, ou associée à la paresse et à l’inutilité sociale.

L’oisiveté a mauvaise réputation. Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi. Rêver, lézarder, user de son temps comme on l’entend était jadis paré des plus grandes vertus. La notion d’oisiveté s’enracine dans deux concepts forts de la culture antique, la « skholé » chez les Grecs, puis « l’otium » chez les Romains.

L’otium est l’exact opposé du « negotium », le temps social exclusivement destiné aux activités lucratives et à la production de marchandises, ce qui a d’ailleurs donné en français le mot « négoce ». Dans la culture antique, la skholé et l’otium n’ont rien de péjoratif, bien au contraire. Synonymes de loisir et de repos, voire de retraite, elles définissent un temps libre, un temps pour soi, affranchi de toutes contingences matérielles et de l’aliénation liée au travail. Dédié aux activités non productives, ce temps libre permet alors essentiellement de se consacrer à l’exercice de la philosophie, à la lecture, à la poésie, à la contemplation, mais aussi à l’implication dans la vie de la cité…

L’otium se manifeste dans la sphère publique à travers les activités sportives, les manifestations de la culture en général, comme le théâtre et la tradition des thermes. Il a de plus une dimension d’ordre politique. Selon Sénèque, c’est ce qui le rend noble et lui donne son sens le plus élevé. Ce temps libre est en effet propice à un engagement du citoyen dans les affaires de la cité. Mais n’a pas accès qui veut à ces aspects de l’otium. Il y a un otium du riche citoyen et un otium du peuple ! Au premier de se consacrer aux belles lettres et à la réflexion philosophique, ainsi qu’à la vie de la cité, au second de se divertir en allant assister aux jeux du cirque, après le negotium ! Il y a enfin une forme d’otium presque décadente qui s’apparente aux banquets, aux fêtes et à toutes les formes de plaisirs et d’excès, et ce, également parmi les classes les plus élevées de la société antique.

L’oisiveté, un privilège

Si l’on fait un bond dans l’Histoire jusqu’au Moyen-Âge et à la Renaissance, l’oisiveté, en tant que pratique intellectuelle et culturelle, se fige pour n’être plus que le privilège des classes supérieures de la société, composée de l’aristocratie et du clergé. L’oisiveté devient la marque d’une distinction sociale. Tandis que la noblesse organise bals, salons littéraires et parties de chasse, le peuple travaille dur. Les seuls divertissements que les paysans peuvent espérer pour user de leur temps libre sont les tavernes, le carnaval annuel ou quelques autres festivités villageoises...

Au siècle des Lumières, l’oisiveté devient synonyme d’inactivité et renvoie au statut de rentier des aristocrates. La Révolution n’est plus très loin et cette forme de privilège et de modèle de vie est perçue comme parasitaire. Voltaire ne porte guère l’oisiveté dans son cœur, pour lui, « travailler c’est vivre ». En témoigne la définition de l’oisiveté dans l’Encyclopédie : « Désœuvrement, fainéantise, ou manque d’occupation utile et honnête ; car le mot oisiveté renferme ces deux idées (...). Le désœuvrement dans lequel on languit est source de désordre. L’esprit humain étant d’une nature agissante, ne peut demeurer dans l’inaction ; et s’il n’est occupé de quelque chose de bon, il s’applique inévitablement au mal (...). Les hommes qui ne prennent d’autre soin que de manger, sans aucun travail, les biens que la fortune leur a procurés (...) sont inutiles à la société, en ne faisant rien pour elle (...). La pratique de l’oisiveté est une chose contraire aux devoirs de l’homme et du citoyen, dont l’obligation générale est d’être bon à quelque chose (...). »

Après la Révolution française et la fin des privilèges, l’oisiveté retrouve un nouveau souffle. La valeur travail, alors en pleine ascension, est remise en question et considérée comme aliénante pour l’individu. Des philosophes, dont Rousseau, font alors l’apologie de l’oisiveté comme source de liberté... Cette approche se renforce au XIXe siècle, à la période industrielle. C’est l’heure de l’éloge de la paresse et d’une critique du travail et du capitalisme, dont l’ouvrage de Paul Lafargue, Le Droit à la paresse, sera le manifeste. Mais ces critiques restent marginales tant le travail est presque devenu un horizon indépassable et la condition même de l'épanouissement dans l'imaginaire collectif.

L’oisiveté comme liberté !

Bien avant mai 68, le slogan désormais connu de Guy Debord « Ne travaillez jamais » résonne comme une injonction à échapper absolument à l’aliénation du travail. Dans cette dynamique, le mouvement situationniste prône la « dérive psychogéographique » : une invitation à éprouver l’espace de la ville dans une attitude d’itinérance totale, loin de toute logique dictée par la société de consommation et de loisirs, une forme de liberté d’aller, d’agir et de ressentir. Dans son essai La Société du spectacle, Guy Debord formalise et développe cette critique d’une société contemporaine où les divertissements et le temps libre deviennent l’outil d’une autre forme de marchandisation et d’aliénation de l’individu.

De nos jours, l’oisiveté est plus que jamais tabou dans nos sociétés où prime avant tout le devoir de travailler, d’être productif, et d’adhérer absolument au modèle de l’entreprise et du salariat. Si l’oisiveté est un tant soit peu tolérée, c’est dans le seul cadre autorisé du temps des loisirs et des vacances, ces deux formes de récompense du travail accompli. L’inactif contemporain est le demandeur d’emploi, l’intermittent du spectacle, le bénéficiaire du RSA, qui sont vus comme profiteurs et jouissant des joies de la paresse, moyennant la rente que leur apportent l’assurance chômage ou les minima sociaux ! Pour certains, il s’agit d’un choix parce que ce statut est le seul possible pour mener à bien certains projets, s’exprimer librement à travers une activité artistique, s’engager dans une association ou militer, etc. Avoir du temps permet ce luxe absolu de se déconnecter du devoir de « gagner sa vie ».

Emmanuelle Berne


Cet article a initialement été publié dans le dossier "Regards sur le travail" paru dans Lutopik n°11. Pour le commander, ou vous abonner, c'est ICI.