Le Caire, ville fourmilière

Ce sont les immeubles, hauts d'une dizaine d'étages, omniprésents et de style colonial qui m'ont le plus frappés sur le chemin entre l'aéroport et le centre-ville. On pourrait presque se croire au beau milieu d'une capitale européenne. Au premier abord et avec peu d'attention, le dépaysement n'est pas garanti pour le touriste occidental qui se rend au Caire, l'une des plus grandes villes du monde. Impression vite dissipée. Avec au moins vingt-cinq millions d'habitants et une très forte croissance démographique, Le Caire est la plus grande cité d'Afrique et du Moyen-Orient.

 

J'emprunte un ascenseur hors d'âge pour poser mon sac dans un petit hôtel et je file aussitôt vers le désormais célèbre et mythique square Tahrir, la place de la libération. Elle a été l'épicentre, le coeur vıolent d événements historiques. Quand tout s'est emballé au soir du 25 janvier, plus d'un million de personnes affrontaient les forces de l'ordre. Désormais, il n'y avait plus qu'un objectif. La révolution. Moubarack ne s'en remettra pas. Il sera forcé à quitter le pouvoir quelques jours plus tard, après une ultime tentative. La fameuse bataille des chameaux où ceux ci ont déferlés sur la place avec leurs cavaliers armés de bâtons. Ils ont très vite été désarçonnés par la foule et tabassés par les manifestants.

 

Voir de mes yeux cette place sera mon premier objectif de promenade. Quand je m'en approche, je ne suis pas sûr d'être au bon endroit. C'est pourtant bien ce qui est indiqué sur ma carte et par les gens. Je suis presque déçu par le banalité que je découvre devant moi. Un rond-point, pas très grand, avec quelques tentes disposées sur l'espace du terre plein central. Je ne savais bien sûr pas à quoi m'attendre mais j'aurais imaginé quelque chose de plus vivant, de plus marquant. Je ne reconnaît pas la place que j'ai tant vue à la télévision et je ne m'attarde pas. Cette première impression se révélera fausse par la suite, quand j'aurais pris la peine de l'explorer plus en profondeur.

 

Pour l'instant, c'est le Nil qui m'attire. Fleuve encore plus mythique et au combien riche d'une histoire mıllénaıre. Posté sur un pont, je contemple pendant de longues minutes les eaux s'écouler vers le delta ou venir de la Haute-Egypte, dessus ıl y a les pêcheurs et d'autres embarcations, dont certaınes poussent la sono à fond. Je fais un tour, déjà mes pas se dirigent vers quelque chose qui, au loın, avait attiré mon attention. Je l'ai vu la première fois depuis Tahrir et mon poste d'observation au dessus du Nil m'offrait un nouvel angle. Un grand immeuble, complètement calciné qui s'élève comme une verrue au milieu de ce paysage urbain presque ordinaire. C'est l'ancien quartier général du parti de Moubarack. Je m'élance pour en faire le tour et contempler ce qui est pour moi la marque physique la plus impressionnante de la révolution. Derrière des grilles gardées par les militaires, je contemple cette façade noircie tandis que je ressens pour la première fois combien ces journées ont pu être terribles. Spectacle étrange et troublant. J'ai l'impression que je mesure pour la première fois peut-être ce qu'il y a comme violence derrière le mot de révolution. Je crois que j'ai senti l'odeur de brûlé et qu'elle étaıt belle et bıen réelle. Les dizaines de voitures sur le parking ne sont plus que des épaves de métal carbonisé. Plus loin, je réussis à passer derrière les grilles et à observer de plus près encore.

 

En poursuivant ma route, je commence à me rappeler toutes les images que j'ai vues. Je passe sous les voies de circulation routières et je me remémore les centaines de manifestants, dessus, dessous, lançant pierres et cocktails molotovs sur des policiers de plus en plus submergés par la volonté de tout un peuple uni derrière le simple slogan « Moubarack dégage ». A ma droite, il y a le célèbre Musée, qui jouxte l'ancien QG du Raïs déchu. Il a échappé de peu à l'incendie. Une annexe est d'ailleurs partie en fumée. En revenant sur Tahrir, je découvre plusieurs groupes de personnes qui débattent. Sous une grande tente, des photos montrent des blessés et glorifient l'image du révolutionnaire. Ce ne sont pas des clichés de la révolution à proprement parlé. Les victimes sont celles des mois qui ont suivi la chute du régime. L'armée, très respectée au lendemain de la révolution, est maintenant accusée de répression violente et sanglante. De nombreuses manifestations ont été durement matées par les militaires qui dirigent maintenant le pays. Sous cette grande tente commémorative, on exige la remise du pouvoir aux mains d'un gouvernement civil. Le soir, des vidéos diffusent les images de ces exactions et ont pour but de sensibiliser l'opinion. Non, la révolution n'est pas finie et il faut la protéger. Plus loin, des blocs de bétons coupent les rues qui mènent au Parlement et au ministère de l'Intérieur. Des peintures et des graffitis encensent la révolution et diabolisent le SCAF, nom de l'autorité militaire qui gouverne. Sur un mur, un visage à double face représente le maréchal Tantaoui, aujourd'hui à la tête de l'Etat, et Hosni Moubarack. Le message est clair, rien n'a vraiment changé. Il s'agit de rester vigilant.

 

Je reviendrai souvent sur cette place au cours des prochains jours. Ceux qui y vivent sont un mélange hétéroclite de militants de gauche et de libéraux, d'islamistes et de sans-abris. Nombreux sont ceux qui gravitent autour, comme les blessés par exemple. Ils sont fiers de ce qu'ils ont accompli et semblent vouloir rester là, comme des gardiens d'un sanctuaire à préserver. On m'aborde, on veut me montrer des choses. La mosquée où ont été soignées de nombreuses victimes, les rues qui ont été la cible des tirs de la police et où des dizaines de personnes ont trouvé la mort, les immeubles où étaient postées en hauteur ces mêmes forces de l'ordre, les hôtels d'où les télévisions transmettaient en direct les événements. Mais à quelques pas seulement de l'épicentre de la révolution, certains sont déjà lassés et espèrent très vite un retour à la normal. Pour les Egyptiens, les véritables changements ne sautent pas aux yeux et, comme en Tunisie, les prix s'envolent et la délinquance augmente. Oui à la révolution, mais plus encore à la stabilité.

 

Il y a beaucoup d'autres choses à voir au Caire. Comme l'ancienne ville, que l'on appelle Le Caire islamique, le quartier copte, petite aire de tranquillité et de calme, puis d'autres quartiers complètement submergés par la foule, qui va et qui vient. Qui défile, compacte, devant les étales des marchands de tout et de n'importe quoi. Les plus déroutants sont ceux qui vendent sur un carton des couteaux papillons et des pistolets électriques qu'ils actionnent au passage des badauds. Ils semblent faire de bonnes affaires. La concentration humaine est telle que l'on s'y sent mal à l'aise. Il y a bien évidemment aussi les grandioses pyramides à quelques kilomètres de là sur le site de Gizeh. Celles de Saqqara et de Dashour, la plus ancienne construction humaine encore debout sont également exceptionnelles. Lors de ma deuxième venue au Caire, accompagné d'amis, je découvre la vie nocturne. Ce n'est pas ce qui fait la réputation de la ville mais elle est belle est bien présente. Cairo jazz club avec un petit concert et des femmes en courtes tenues, ce quı est res rare voıre impensable ailleurs. Le Makan et ses musıques traditionelles, quelques bars au centre de la ville. Même des bordels.

 

Mon café préféré se nomme Horreya, la liberté. Vaste salle d'au moins cent mètres carrés où un brouhaha indescriptible participe à l'ambiance surchauffée qui gouverne ici. Pas de musique, des miroirs accrochés sur toutes les façades, exceptés les baies vitrées qui donnent sur la rue, et sur les nombreuses colonnes qui montent jusqu'au haut plafond. La première fois que nous sommes entrés ici il y avait du monde partout, plus aucune place. Un serveur constatant notre désarroi nous indique un petit coin, se ramène avec des tabourets en plastiques empilés. On n'en retire rapidement chacun un. A peine assis, le voilà maintenant les mains chargés de stella qu'il nous tend et qu'il décapsule dès que nous tenons fermement en main la bouteille. Pas le temps de finir que déjà il se pointe pour nous en tendre d'autres. Je n'ai jamais vu un service aussi efficace. Des publicités vantant les mérites de telles ou telles boissons alcoolisées datant du début du siècle sont accrochées aux murs. Dans ce bar j'ai vraiment l'impression que le temps s'est arrêté. Boire une bière ici il y a cent ans ne devait guère être différent d'aujourd'hui. Une bulle dans la ville.