La révolution des communs

Quel est le lien entre l'eau, les forêts, la terre, les logiciels libres, les connaissances, etc ? Tous peuvent être considérés comme des communs, un concept qui soutient une vision optimiste de l’humanité basée sur la coopération plutôt que sur l’accaparement.

La notion des communs reste floue, le concept largement méconnu, mais l’idée commence à faire son chemin. Elle pourrait bien faire mentir l'idée communément admise qu’une chose qui appartient à tout le monde n’appartient en fait à personne, et qu’elle finit par être délaissée. Ces représentations ne sont pas anodines. Elles sont très répandues et servent aussi bien à légitimer la place et les prérogatives des gouvernants qu’à imposer une vision politique et économique qui écarte le peuple des instances réelles de décisions, au motif que les personnes n’agiraient que pour favoriser leurs propres intérêts. Au contraire, la vision des communs affirme une dimension positive de l’action collective, dans laquelle les individus seraient en mesure de s’autogouverner pour résoudre les conflits liés à l’usage et à l’accessibilité de biens ou de ressources.

Lorsque l'on parle de communs, les exemples concrets les plus cités sont issus du monde numérique. La sphère des logiciels libres initie des pratiques de travail collaboratif et développe des outils informatiques non propriétaires. C’est-à-dire que personne, mis à part les usagers, ne peut s’approprier ces biens, qui deviennent donc communs. C’est aussi le cas de Wikipédia, l’encyclopédie que chacun peut construire, consulter et réutiliser.
Mais les communs concernent aussi, et peut-être surtout, l’air que l’on respire, les océans et les réserves d’eau potable, les forêts, nos déchets, les connaissances dans leur ensemble, etc. Le mouvement de libération des semences agricoles, qui prône leur placement dans le domaine public et s’oppose à la brevetabilité du vivant, tout comme ceux qui jugent nécessaire une plus juste répartition du foncier ou qui réclament une plus forte participation démocratique, concourent également à l’essor des communs.

La tragédie des biens communs

Avec l’avènement de nos sociétés modernes, qui consacrent la propriété privée comme mode d’organisation dominant, l’idée des communs est progressivement tombée dans l’oubli. La perte brutale des droits d’usage ancestraux dont bénéficiaient certaines communautés sur l’eau, les terres ou la forêt par exemple, a déclenché des guerres et des révoltes dirigées contre ceux qui ont accaparé de manière autoritaire ces biens traditionnellement partagés. Il ne subsiste aujourd’hui que quelques traces de ce passé, par exemple des terres communales ou la pratique de l’affouage qui permet aux habitants de prélever du bois dans la forêt communale à un tarif avantageux.
Paradoxalement, c’est d’abord de manière négative que l’idée des communs a ressurgi, avec un article de Garett Hardin paru en 1968 : La tragédie des biens communs. L'écologue américain utilise l’image fictive d’une prairie en accès libre pour illustrer à quoi conduirait le raisonnement rationnel d’un éleveur. Selon lui, les paysans seraient logiquement amenés à ajouter toujours plus d’animaux tant qu’ils pourront en percevoir un bénéfice, même si cela conduit au piétinement et à l’épuisement de la pâture. « C’est là que réside la tragédie. Chaque homme est enfermé dans un système qui le contraint à augmenter les effectifs de son troupeau de manière illimitée – dans un monde qui est limité. La ruine est la destination vers laquelle tous les hommes se ruent, chacun poursuivant son meilleur intérêt dans une société qui croit en la liberté des biens commun », écrit-il.

Une vision plus optimiste de l'humanité

Cette vision bien pessimiste de l’humanité interroge Elinor Ostrom, économiste américaine qui a largement contribué au réveil des communs et a reçu le prix Nobel d’économie en 2009 pour ses travaux. Ostrom veut dépasser les deux modèles censés résoudre le problème de la gestion commune d’un bien : un État fort ou la privatisation. « Tant les partisans de la centralisation que ceux de la privatisation acceptent comme principe central que les changements institutionnels doivent venir de l’extérieur et être imposés aux individus concernés. » Elinor Ostrom refuse ce dilemme et propose une autre voie, dans laquelle les individus ne seraient pas « inéluctablement pris dans un piège dont ils ne peuvent s’échapper. »

En étudiant plusieurs exemples à travers le monde, elle s’intéresse aux gouvernances des ressources qui peuvent être considérées comme communes, à la pérennité de ces modèles et à leur efficacité. Elle identifie différents rapports entre acteurs privés, publics et groupes auto-constitués. Son intérêt se focalise sur ces derniers, où les individus possèdent « l’autonomie nécessaire pour élaborer leurs propres institutions et sont en mesure d’influencer les normes et les bénéfices perçus. » Ostrom souhaite démontrer la validité de ces modes de gestion et identifie des principes qui caractérisent une bonne gouvernance des ressources communes : des limites clairement définies, une adaptation aux circonstances locales, des dispositifs de décision collective, un contrôle des individus entre eux, des sanctions graduelles pour les contrevenants, des mécanismes de résolution des conflits, une reconnaissance de ce droit à l’auto-organisation et l’imbrication d’institutions locales et d’échelons supérieurs.

Ses conclusions sont que les résultats obtenus, de la satisfaction personnelle jusqu’à la productivité, peuvent être bien meilleurs avec une gouvernance en commun. Partout dans le monde, des « commoneurs », conscients ou non d’en être, s’emparent de ce principe. Ils misent sur des pratiques de coopération plutôt que sur une concurrence aveugle, qui serait notre horizon indépassable. L’histoire des communs reste encore largement à écrire. L’enjeu est d’identifier les ressources susceptibles d'être des communs, de découvrir et de favoriser l’émergence de modèles variés, adaptés aux contextes humains et environnementaux. De chercher des règles de fonctionnement qui permettent une administration équitable et efficace des biens et des ressources communes. Les communs promettent l’avènement d’une réelle démocratie et la prévalence de l’intérêt général sur les logiques d’accaparements. Ils agrègent différentes luttes. Les contours du principe des communs ne sont pas encore tout à fait tracés, mais ils dessinent ce que pourraient être nos sociétés.


Cet article est l'introduction de notre dossier sur "La révolution des communs", dont voici le sommaire :

- " Les communs proposent un nouveau modèle social et économique", entretien avec David Bollier et Christian Laval

- La Guerre des Demoiselles, histoire d'une guérilla urbaine

- Opération libre au village

- Numérique : le nouveau monde des communs

- Beau commun camion !

Ce dossier a été initialement publié dans le numéro 10. Vous pouvez commander votre numéro (4 €) ou vous abonner (15 €) sur cette page.