A Bure, la résistance antinucléaire sort du bois

Alors que le Parlement entérine la création d'une gigantesque poubelle nucléaire dans le sous-sol de la Meuse, les opposants renforcent leur lutte et s'ancrent sur le terrain.

« Je rêve d’un peuple qui commencerait par brûler les clôtures et laisserait croître les forêts ». Dans la Meuse, à proximité de Bure, le vœu du philosophe Henry David Thoreau commence à prendre racine. Depuis le dimanche 19 juin, plusieurs dizaines d’opposants à la poubelle nucléaire Cigéo (Centre industriel de stockage géologique) occupent le bois Lejuc en lisière du village de Mandres-en-Barrois. Ils construisent des cabanes, des barricades et font pousser des potagers. Sous la canopée des grands charmes, la vie collective s’organise. Avec de grands repas conviviaux, des concerts punks, des projections de film en plein air, des AG de lutte sous les étoiles.

Les occupants bloquent le début des travaux du centre d’enfouissement de déchets nucléaires. Le projet, toujours sans existence légale, est titanesque : un coût estimé entre 25 et 35 milliards d’euros. Une durée d’exploitation de 130 ans. Des déchets radioactifs pour 100.000 ans. Tout, ici, dépasse l’échelle humaine, l’écrase. Tel un fantasme d’ingénieurs. Le chantier Cigéo porté par l’Andra (l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs) possède toutes les caractéristiques des grands projets inutiles et imposés.

« La Meuse a été choisie non pas pour ses qualités géologiques, sa roche ou son sol mais pour la faiblesse des résistances locales et des traditions de lutte », analyse un opposant. Avec sept habitants au kilomètre carré et ses grandes monocultures céréalières, le désert agro-industriel a ouvert la voie à la poubelle nucléaire. Depuis son arrivée, il y a 20 ans, l’Andra colonise les terres - 2.000 ha de forêts, 1.000 ha de foncier agricole qu’elle redistribue aux agriculteurs pour éviter les procédures d’expulsions – mais elle achète aussi les consciences. Par l’intermédiaire du GIP (le Groupement d’intérêt public) qu’elle préside, l’agence arrose les départements de la Haute-Marne et de la Meuse,  qui touchent chacun près de 30 millions d’euros par an. Dans les villages alentours, les volets ont beau être fermés et les maisons à vendre, les chaussées sont rénovées, les mairies et les églises aussi. à Mandres-en-Barrois, les lampadaires flambant neufs, d’un rouge clinquant, peinent à cacher la réalité. Le village s’est transformé en mouroir. « Dans vingt ans, la commune sera rayée de la carte. Qui voudrait vivre au milieu de déchets nucléaires ? », s’interroge un habitant à la retraite.

 
La forêt est un commun inestimable

Pour construire la zone des puits, qui servirait à aérer les galeries souterraines où seraient stockés les déchets, l’Andra a voulu s’approprier le bois Lejuc. Une forêt de 220 ha entre Bure et Mandres-en-Barrois. « En 2013, ils ont tenté un échange, en promettant des emplois pour les cinq générations à venir », raconte Michel, un habitant de Mandres, « mais après consultation la population a refusé ». « Ce bois, nous y sommes attachés, il fait partie de notre vie », ajoute Anthony, un jeune qui a passé son enfance au village. « On y flâne, on s’y promène, on y coupe notre bois de chauffe, on chasse ». Le bois appartient à tous et à toutes. Entre souvenir et usage collectif, il est le dernier des « communs ». 

Mais en juillet 2015, l’Andra est revenue à la charge. Les opposants décrivent la scène, « à 6 h du matin, le nouveau conseil municipal a voté l’échange du bois par 7 voix contre 4. Cette fois, pas d’illusion de démocratie ou de consultation mais deux vigiles pour barricader l’entrée de la mairie ». Les habitants ont déposé un recours au tribunal administratif pour contester cette délibération en huis clos. Malheureusement, il n’est pas suspensif et n’a pas pu arrêter les travaux.

Depuis, des arbres ont été déracinés, arrachés par les abatteuses. Au total, 9 ha de forêt rasés pour laisser place à un champ de bataille : des ornières béantes, des grilles et des barbelés rasoirs, surveillés par des vigiles. « On était écœurés », affirme Michel.

« Promenons-nous dans le bois Lejuc

Pendant que l’Andra n’y est plus »

Le dimanche 19 juin 2016, les associations historiques opposées au projet, des habitants, des paysans et des militants antinucléaires décident de reprendre le bois. Face à la fronde populaire, les clôtures cèdent et les vigiles déguerpissent. « C’était un moment d’euphorie collective. Le pique-nique s’est métamorphosé en sabotage joyeux et convivial, on a démonté les grilles, on a rouvert la forêt », relate un participant. L’hélicoptère de la police volait en rase motte mais les autorités semblaient complètement dépassées.

Le soir même, des tentes sont installées. Un grand préau est érigé en lieu et place de la plateforme où étaient stockés les engins de déforestation. Des arbres sont plantés symboliquement. Régine, de l’association Mirabel, voit sur cette place la création d’un nouveau « Couarail », « cet espace, qui dans le patois lorrain, était synonyme de lien social. Les habitants s’y retrouvaient à la veillée pour bavarder à bâtons rompus, tout en cassant les noix, en travaillant la laine ou le cuir…» La forêt est enfin libérée du joug de l’Andra.

Selon les occupants, « l’action du dimanche 19 juin ne veut pas être un simple coup d’éclat mais le prélude d’un été déterminé ». Pour la première fois, depuis vingt ans de lutte, les opposants à la poubelle nucléaire bloquent physiquement les travaux. Comme un grain de sable dans une machine qu’ils croyaient incontrôlable, « nous avons enfin une prise sur un ennemi qui, partout ailleurs, s’est rendu insaisissable », disent-ils.

Rapports de force et conflits d'intérêt

Le blocage et le sabotage sont les prolongements logiques de la longue lutte contre Cigéo, les conséquences de la surdité des autorités publiques.  « On a vite compris que rien ne les arrêterait dans les couloirs feutrés des ministères et du Parlement », explique Claude, un militant historique. Il se souvient d’une entrevue avec une conseillère du premier ministre, à l’époque Lionel Jospin. « Sa réponse avait été cinglante, elle nous a dit : Oui je sais, le projet est aberrant, risqué, excessivement coûteux mais on va le faire. C’est une question de rapport de force. Vous n’avez qu’à mettre 10.000 personnes dans la rue.
- Mais c’est impossible en Meuse, on lui a rétorqué.
- C’est bien pour ça que ce territoire a été choisi !
»

Le 11 juillet, la loi donnant une existence légale au projet Cigéo a été validée par l’Assemblée Nationale après l'avoir été à la quasi unanimité au Sénat. Cette loi a un goût amer : son rapporteur, le député Christophe Bouillon est également le président du CA de l’Andra. « Un conflit d’intérêt flagrant qui montre la prédominance des intérêts économiques et financiers dans les hautes sphères », analyse l’association les Amis de la Terre. Pour Claude, « c’est  sur le terrain que va donc se jouer la bataille ».

« Construire des barricades physiques, juridiques et médiatiques »

Face à l’urgence, et devant la violence « des casseurs de l’Andra » , les différentes composantes de la lutte ont acté la complémentarité de leurs moyens d’action, « il n’y a pas d’un côté le manifestant masqué sur la barricade et de l’autre le citoyen pétitionnaire devant son écran mais la construction d’un mouvement ouvert à tous ceux qui refusent la résignation devant un projet imposé d’en haut et la perte de ce qui fait la vie des populations au quotidien », écrivent les opposants dans une lettre.

Les deux premières semaines d’occupation ont été exaltantes. La solidarité s’y est exprimée chaque jour. Des habitants sont venus apporter du matériel de construction, des bâches, des palettes. Certains ont dormi sur les barricades. D’autres comme Claudine, 78 ans, ont filé leur coin à champignons. Un paysan a mis son tracteur au travers de la route, au risque de perdre son outil de travail, en cas d’expulsion. Les opposants au projet Cigéo se sont attelé à construire autant de barricades physiques que juridiques. En découvrant l’ampleur de la déforestation, ils ont porté plainte pour  « infractions au code forestier ». L’objectif est de « dégainer les premiers et ne pas laisser de répit à l’Andra en continuant à mettre la pression », explique un occupant. Son voisin confirme : « on veut faire de cette forêt un point de ralliement pour tout le mouvement antinucléaire et les luttes de l’est de la France ». Le 16 et 17 juillet, ils appellent à un grand rassemblement anti nucléaire « mondial et improvisé » dans la forêt. Et d’ici là,  ils consolident le mouvement en anticipant les menaces d’expulsion, signifiée par un huissier mardi 28 juin. « S’ils nous expulsent on reviendra le lendemain matin bloquer les travaux… et on reprendra la forêt le samedi suivant ! », annonce un occupant. En Meuse, « l’été d’urgence » a été déclaré.

Texte : Gaspard D’Allens
Dessin : Marengo

Pour aller plus loin - Site internet de la lutte

Sur Lutopik :Enfouissement des déchets nucléaires : la folie des grandeurs

La maison de Bure contre la poubelle nucléaire


Cet article a été initialement publié dans Lutopik numéro 11, paru en juillet 2016. Pour le commander, ou vous abonner, c'est ici.