« Ingouvernables », en quête d'un idéal politique

À l’approche de l’élection présidentielle, le mouvement « Ingouvernable », d’inspiration anarchiste, remet en cause la démocratie électorale et le vote « comme seul horizon ». Outre des appels à « saboter » la prochaine échéance électorale, il revendique aussi la création de lieux libres et autogérés.

« 2017 n’aura pas lieu ». Avec ce mot d’ordre, le mouvement « Ingouvernable » développe depuis plusieurs mois une critique radicale du système électoral. La première rencontre « Génération ingouvernable » a eu lieu un week-end à Paris fin janvier, et d’autres assemblées et comités ont été organisés, notamment à Lyon et Nantes. Informel, ce courant regroupe principalement des militant-e-s, inscrit-e-s ou pas dans des partis, des libertaires, des autonomes, des habitants des ZAD et d’autres lieux squattés, des participant-e-s de Nuit Debout, etc. Beaucoup se réfèrent aussi aux cortèges de tête, qui s’élançaient au-devant des syndicats pendant les manifestations contre la Loi travail. La plupart sont plutôt jeunes, mais le terme "génération" a fait débat, certains pensant que la question de l'âge n'est pas ce qui les rassemble. La ligne du mouvement est claire : dénoncer la mascarade des élections. Cette position n’est pas nouvelle, mais semble prendre une tournure particulière avec la campagne présidentielle 2017.

Au sein de « Génération Ingouvernable », le rejet et la défiance envers le personnel politique se matérialisent par des appels à « saboter » l’élection. Plusieurs idées d’actions sont proposées : manifestations pendant les meetings et le soir du premier tour, « enfarinages » de candidats, appels à bloquer l’accès aux bureaux de vote. « Il ne faut pas culpabiliser ceux qui veulent aller voter, mais dépasser l’illusion que ce n’est que par un vote que l’on peut avoir une activité politique », ont rappelé plusieurs participants au week-end parisien. Au sein du mouvement, la question du vote blanc est aussi débattue. Pour certains, il peut servir à « montrer que l’on n’est pas d’accord » et pourrait entraîner une annulation de l’élection si les bulletins blancs sont majoritaires. Pour ceux qui sont contre le principe même des élections, le vote blanc participe à les cautionner. Derrière ces divergences, une idée commune : « destituer » le pouvoir en place. Mais peu de réponses sont apportées sur ce qui pourrait le remplacer. Pour un participant, « ce n’est pas le moment des propositions. Il faut viser la suspension, libérer les choses. »

Pour un confédéralisme démocratique

La réunion nantaise fut l’occasion de définir cette « ingouvernabilité ». « Être ingouvernable n’est pas une identité politique, mais une attitude, une idée collective à un moment donné », estime un militant. La ZAD de Notre-Dame-des-Landes est largement prise comme exemple pour illustrer la notion de « territoire ingouvernable » qu’il conviendrait de développer, sur le modèle de la Commune de Paris. Selon un habitant de la ZAD présent à l’assemblée, l’expérience menée sur cette zone prouve qu’il est possible « de faire sécession, arracher des territoires, ouvrir des espaces... »

Cette reprise en main du pouvoir au niveau local pourrait rappeler le municipalisme libertaire théorisé par Murray Bookchin, un auteur américain du 20e siècle. Ce projet politique et social est basé sur un confédéralisme démocratique, composé de communes et municipalités libres et autogérées. Il promeut la démocratie directe décentralisée qui agirait, selon Bookchin, comme un « contre-pouvoir capable de placer en contrepoint à l’État centralisé des assemblées et des institutions confédérales »[1]. Concrètement, il s’agit de favoriser une organisation sociale à l’échelon local avec des assemblées de citoyens autonomes prenant les décisions pour la communauté. Les problématiques concernant un cadre plus large que la commune sont discutées au niveau régional, voire confédéral.

Ce modèle est aussi revendiqué par le mouvement kurde qui milite pour son indépendance au Moyen-Orient. À la mort de Bookchin en 2006, et sous l’impulsion de son leader Abdullah Öcalan qui correspondait avec l’auteur américain, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) initie la construction d’un municipalisme libertaire dans la région du Rojava (Kurdistan syrien, au nord-est de la Syrie) où les Kurdes ont proclamé leur autonomie en 2012. Le Rojava dispose de sa propre administration depuis 2013 et s’est doté, l’année suivante, d’une Constitution[2]. Cette reprise en main du pouvoir sur un territoire défini est également mise en œuvre depuis 1994 par les Zapatistes au Chiapas (Mexique), avec la création de municipalités et régions autonomes. Des expériences de vie collective, d’autonomie politique et d’affranchissement du pouvoir central qui inspirent les tenants d’une vie « ingouvernable ».

Texte : Clément Barraud

Photo: FlickR/doubichlou14/CC-BY-NC-ND 2.0

1. Murray Bookchin, « Pour un municipalisme libertaire », aux éditions Atelier de création libertaire. 2003
2. http://inforojava.tumblr.com/


Cet article a initialement été publié dans Lutopik n°14 (printemps 2017). Pour le commander ou vous abonner, c'est ICI.