Marche pour la défense des libertés à Tunis

A l'appel de plusieurs partis politiques et d'associations, presque dix mille Tunisiens ont participé samedi à « une marche pour la défense des libertés ». Cette manifestation serait la plus importante depuis les élections du mois d'octobre. Plusieurs signes laissent planer de sérieux doutes sur les orientations futures du gouvernement provisoire dirigé par les islamistes du mouvement Ennahda.

L'opposition dénonce la passivité du pouvoir face aux salafistes qui ont multiplié les démonstrations de force ces derniers temps. Les manifestants se positionnent contre le fondamentalisme religieux et ses dérives autoritaires et liberticides.

Outre le procès Nessma, l'occupation à la faculté des lettres de la Manouba par des salafistes qui avaient investi le bureau du directeur pour réclamer le droit des femmes à porter le niqab, même durant les examens, un député Ennahda a récemment soufflé sur les braises avec une déclaration incendiaire. Pendant une séance de l'Assemblée constituante, Sadok Chourou a assimilé les grévistes à des ennemis de Dieu et a cité un versant du Coran pour appeler à leur crucifixion ou encore à leur démembrement.

"Ce n'est pas maintenant que l'on va retourner en arrière"



Alors ils étaient là, nombreux, à occuper la rue pour défendre des libertés conquises après la révolution. « On cherche l'intérêt de ce pays, on ne veut pas laisser la place aux partisans du rétropédalage », affirme ce professeur de médecine venu défendre la liberté au sens large et dénoncer « le laxisme du gouvernement qui n'a pris aucune décision » à propos du port du niqab dans l'enceinte universitaire. « Ce n'est pas maintenant que l'on va retourner en arrière. Nous avons toujours eu un Islam libéral en Tunisie ». Il garde espoir, estime que la société civile est éveillée, qu'elle ne laissera jamais faire. « Les Tunisiens ont une responsabilité énorme vis-à-vis du monde arabe. Nous n'avons pas le droit de louper notre révolution. Si l'on échoue, c'est l'échec irréversible de la démocratie dans le monde arabe ».

Plus loin, une femme pense que cette marche pourra apporter quelque chose. « C'est la pression de la rue qui a fait réagir le gouvernement ». S'il ne s'est pas prononcé pour ou contre le port du niqab à l'université, il a envoyé, tardivement, des policiers pour déloger les salafistes de la Manouba. Les examens ont pu avoir lieu après presque deux mois de blocage. « On fait tout pour que les rétrogrades ne puissent pas limiter nos libertés. Ennahda est avec les salafistes. Ce qu'ils n'osent pas faire ou dire, eux le font ». A côté, une autre porte le drapeau de la Tunisie comme une cape. « Les salafistes font beaucoup de bruit, mais la Tunisie n'est pas un pays intégriste ». Elle aimerait croire que le mouvement Ennahda est sur-représenté à l'assemblée Constituante.

 

"Eux, ce sont ceux qui ont de l'argent"



Le défilé se déroule d'une manière étrange. Sur la place de l'horloge, les islamistes sont là et interpellent les manifestants. C'est slogan contre slogan. Arrivés sur l'avenue Bourguiba, les islamistes encadrent presque la marche, ils occupent les trottoirs. « Nous sommes la majorité, le peuple normal, du bas, avec peu de moyens pour vivre », affirme un sympathisant d'Ennahda. « Eux, ce sont ceux qui ont de l'argent, venus des beaux quartiers. Ils manifestent pour bloquer le développement du pays et mettent des bâtons dans les roues du gouvernement. Ils provoquent. Pour eux, rien n'est sacré ». Il dit avoir fait la révolution pour du pain et estime que si eux aussi sortent, ce sera une marée humaine qui envahira les rues.

L'argument n'est pas infondé. La pauvreté est présente en Tunisie, elle a beaucoup augmenté depuis la révolution. Descendre manifester pour défendre des valeurs aussi essentielles qu'abstraites ne parle pas à tout le monde. La liberté ne se mange pas. Certains progressistes le pensent aussi, ils estiment que la priorité actuelle devrait être le social. Ils croient que cette marche ne fera qu'exacerber des tensions déjà très vives. La situation ici est très délicate. Entre l'urgence sociale et la crainte légitime de voir certaines libertés menacées par le fondamentalisme religieux, l'équation est complexe.