Un clivage de plus en plus visible

Il y avait énormément de monde ce 14 janvier 2012. Un an après la chute de Ben-Ali, la foule était de retour sur l'avenue Habib Bourguiba à Tunis. On est venu seul, en famille ou entre amis. En tout, sûrement plus d'une dizaine de milliers de personnes. Des anarchistes aux salafistes, toutes les tendances étaient représentées.

Quand je suis arrivé en début d'après-midi, les islamistes du parti Ennahda, vainqueurs des élections législatives, occupaient l'espace devant le théâtre municipal, les partisans de la gauche étaient rassemblés en face des barbelés, des militaires et des policiers qui protégeaient le ministère de l'Intérieur. Les libéraux occupaient le centre de l'avenue.

Tous étaient là pour célébrer le premier anniversaire de la révolution, mais les objectifs divergent et l'unité qui prévalait dans la lutte n'est plus de mise aujourd'hui. Les uns se sentent poussés des ailes et portés par un élan divin. Les autres sont plus ou moins inquiets et se montrent très vigilants, bien décidés à poursuivre la révolution et à conserver les libertés qu'ils ont conquises dans la rue. Ici on demande l'instauration d'un état islamique et là on craint pour ses droits individuels. On sent que le clivage islamiste-non islamiste sera celui sur lequel la nouvelle société tunisienne se construira.

Des cercles de discussions partout

J'ai vu énormément de cercles de discussions. L'avenue Bourguiba bouillonnait. Partout on voyait des amas de personnes débattant de l'avenir du pays et de la situation actuelle. Dans la rue, les islamistes étaient les plus nombreux. Certains partisans de gauche ne se sont pas déplacés, ils n'avaient aucune envie d'assister à leur triomphe.

Avec un taux de participation proche de 50%, Ennahda a recueilli 37% des voix, le deuxième parti en a obtenu moins de 9%. La victoire est claire, sans appel. Aujourd'hui, c'est une troïka qui dirige le pays. Trois partis se partagent la présidence de la république, le poste de premier ministre et la présidence de l'assemblée constituante.

Presque tous les cadres sont passés par la case prison ou sont revenus d'un long exil à l'étranger. Le simple fait de se rendre à la première prière du jour était passible d’emprisonnement. Beaucoup remettent en cause la capacité de ces nouveaux dirigeants, qui n'ont pas la moindre expérience, à gouverner.

Ces personnes interrogées acceptent le résultat, malgré les « magouilles » qu'ils ont constatées en tant qu'observateurs du scrutin. C'étaient les premières élections libres depuis l'indépendance du pays en 1956.

 

 

Celui-ci fait une distinction entre la structure dirigeante d'Ennahda, opportuniste selon lui, et sa base.

 

 

Les médias mis en cause

De nombreuses personnes remettent également en cause la compétence et l'objectivité des médias. Ils sont accusés, en majorité par des sympathisants de la cause islamiste, de ne pas refléter la réalité de la société tunisienne. Les journalistes sont accusés de dénigrer le parti Ennahda et de servir un discours qui ne représenterait qu'une fraction des Tunisiens, celle d'une élite bien éduquée, anti-islamiste et occidentalisée. D'un autre côté, les journalistes se disent victimes d'intimidations et d'agressions orchestrées par les partisans d'Ennahda.

 

 

Cette femme et cet homme pensent que les islamistes veulent s'identifier au pays du Golfe, un Islam qui n'est selon eux pas celui de la Tunisie. Ils pointent le rôle des chaînes satellitaires pour expliquer le phénomène.

 

 

Ces deux femmes s'interrogent sur le caractère démocrate du mouvement Enahda. Tout en restant optimistes, elles s'attendent à livrer bataille.

 

 

Il y avait beaucoup de drapeaux salafistes aussi, la frange islamiste la plus radicale. Ils prônent une lecture littérale du Coran. Le parti Ennahda a été autorisé après la révolution, ce n'est pas le cas du mouvement Hizb ut-Tahrir, très durement réprimé par l'ancien régime. Il est toujours officiellement interdit, mais ses partisans ne se cachent plus. Ce militant évoque ces idées et parle de ce drapeau que l'on peut voir en photo plus bas porté par une autre personne.

 

 

Cet autre militant du parti Hizb ut-Tahrir considère que l'échec du système capitaliste et marxiste consacrera l'avènement de l'Islam comme principe de gouvernance.

 

 

Celui-là va encore plus loin et prédit la chute de la démocratie, à laquelle il ne croit pas.

 

 

Dans la constitution, chaque mot pèsera

La constitution est en cours d'élaboration, chaque mot pèsera. Il est clair que les partisans d'une introduction de l'Islam dans la vie politique sont très nombreux ici et jouissent d'un soutien populaire. Pendant très longtemps, les islamistes ont été victimes d'une très forte répression, ils sont fiers aujourd'hui de s'afficher et de revendiquer leurs convictions sur la scène publique.

On m'a dit que le pays devait en passer par là. Il fallait que les islamistes passent l'épreuve du pouvoir, sans quoi cette alternative serait toujours un objet de fantasme. Si les résultats se font attendre sur le plan social, il est certain qu'un grand nombre de sympathisants se tourneront vers d'autres horizons. La tâche ne sera pas facile. Le chômage a beaucoup augmenté depuis la révolution, comme les prix, et l'économie est presque à l'arrêt.