Fourier, l'utopiste passionné

Philosophe, penseur, rêveur, utopiste, socialiste, réaliste, on ne sait trop comment présenter Charles Fourier, qui publie au début du XIXe siècle une théorie de l’Attraction universelle. Lui se considère plutôt comme un inventeur qui a imaginé ce que pouvait être un monde où l’organisation sociale se base sur la pleine expression des passions et les principes de l’association. Il ouvre la voie du travail attrayant avec ses séries passionnées, la courte durée des séances, l’absence de contrainte. Fourier critique le monde civilisé et s’étonne que la pauvreté puisse naître de l’abondance même. Ce qu’il propose à l’humanité, c’est la clé d’accès à l’Harmonie universelle.« Qu’est-ce que l’utopie ? C’est le rêve du bien sans moyen d’exécution, sans méthode efficace. » Ces mots ont paradoxalement été écrits par Charles Fourier, considéré comme l’un des plus importants représentants du socialisme utopique. Si ce n’est peut-être l’évocation des phalanstères, son nom n’a guère laissé de traces dans l’imaginaire collectif. Charles Fourier ne se considère donc pas comme un utopiste, mais comme l’inventeur de « l’attraction passionnée » et du « mécanisme sociétaire ». Il expose les bases de sa théorie dans un ouvrage imprimé en 1808, dans lequel il compare son invention à la découverte par Newton des lois du « mouvement matériel ». Avec son étude des passions, Fourier pense avoir deviné celles du « mouvement social », qui doivent, par étapes successives, nous conduire du chaos à l’Harmonie universelle.

L’un des principaux vices qu’il attribue au « régime civilisé » est le morcellement, à la fois agricole (ou industriel) et familial. « On ne peut pas imaginer de réunions plus petites, plus anti-économiques et plus anti-sociétaires que celles de nos villages, bornées à un couple conjugal, ou une famille de cinq ou six personnes ; villages construisant 300 greniers, 300 caves, placés et soignés au plus mal, quand il suffirait, en association, d’un seul grenier, une seule cave, bien placée, bien pourvue d’attirail et n’occupant que le dixième des agents qu’exige la gestion morcelée ou régime de famille ». Il cite quelques « lueurs d’association », comprises par instinct, comme l’utilisation commune d’un four à pain dans le village, d’une cantine unique dans les monastères ou chez les militaires, la fabrication collective de la bière dans le Nord ou du Comté dans le Jura. Même si ces manifestations ne sont que des germes incomplets, elles sont pour lui le signe de l’avènement prochain de sa théorie, basée sur la véritable association, qui ne sera réalisable qu’en suivant le mécanisme de l’attraction passionnée.

Si l’assouvissement des passions ne produit dans ce « monde à rebours » que des effets pervers, ce n’est pas une raison pour les étouffer, comme n’ont cessé de le faire les moralisateurs et les philosophes. « Aucun des écrivains ou des entrepreneurs n’aborde le fond de la question, le problème d’associer en gestion agricole et domestique, non seulement les facultés pécuniaires et industrieuses d’une masse de familles inégales en fortune, mais associer les passions, caractères, goûts, instincts ; de les développer dans chaque individu sans froisser la masse ; faire éclore dès le plus bas âge les vocations industrielles qui sont nombreuses chez l’enfant, placer chacun aux divers postes où la nature l’appelle, varier fréquemment les travaux et les soutenir de charmes suffisants pour faire naître l’attraction industrielle. »

L'homme en état de guerre avec lui-même

Pour Fourier, le bonheur consiste « dans le plein essor des passions ». Son monde est construit à l’image de l’Homme, qui se trouve actuellement « en état de guerre avec lui-même ». Fourier porte un regard déiste sur l’univers. Pour lui, l’organisation sociale doit répondre aux « volontés divines », qui sont censées organiser sagement les passions et distribuer sans faille les caractères et les instincts. « Dès lors si Dieu se complaît au régime de perfection sociale qui serait celui d’unité sociétaire, justice et vérité, il lui suffit, pour nous faire adopter ce régime, de le rendre attrayant pour chacun de nous », c’est l’attraction passionnée, qui doit succéder à la duperie du « monde civilisé ».

L’attraction passionnée tend vers trois buts, dont le premier est le « luxe », qui « comprend tous les plaisirs sensuels ; en les désirant nous souhaitons implicitement la santé et la richesse qui sont les moyens de satisfaire nos sens. » L’attraction favorise la création des « groupes et des séries de groupes » de quatre types : ceux d’amitié, d’ambition (« lien corporatif »), d’amour et de famille. « Tous les groupes formés passionnément et librement se rapportent à l’un de ces quatre genres. » Le dernier but, la mécanique des passions, doit faire concorder les cinq ressorts sensuels (goûts, tact, vue, ouïe, odorat), avec les quatre ressorts affectueux (amitié, ambition, amour, paternité). « Cet accord s’établit par entremise de trois passions peu connues et diffamées, que je nommerai, la Cabaliste, la Papillonne, la Composite ».

La Papillonne est définie comme « le besoin de variété périodique, situations contrastées, changements de scène, incidents piquants, nouveautés propres à créer l’illusion, à stimuler sens et âme à la fois. » Fourier en précise son intérêt : « en opérant par séances très-courtes d’une demi-heure, deux heures au plus, chacun peut exercer dans le cours de la journée sept à huit sortes de travaux attrayants, varier le lendemain, fréquenter des groupes différents de ceux de la veille ». La Cabaliste correspond à « la manie de l’intrigue très ardente chez les ambitieux, les courtisans, les corporations affiliées, les commerçants, le monde galant », elle mêle « les calculs à la passion ». Pour Fourier, « la propriété principale de la Cabaliste, en mécanique de série, c’est d’exciter les discords ou rivalités émulatives entre les groupes d’espèces assez rapprochées pour se disputer la palme et balancer les suffrages. » Quant à la Composite, elle « crée les accords d’enthousiasme », elle « nait de l’assemblage de plusieurs plaisirs des sens et de l’âme ». Ces douze passions, les cinq sensitives, les quatre passions de groupes et les trois mécanisantes, sont complétées par une treizième, l’Unitiéisme qui vise l’Unité universelle.

La diversité plutôt que l'égalitarisme

Mais pour parvenir à cette unité, Fourier fuit le principe de l’égalitarisme et prône plutôt la diversité dans tous les domaines. Pour lui, les discordes et les désaccords sont « loi générale de la nature » et sont absolument nécessaires dans le monde sociétaire, comme l’illustre la Cabaliste. Presque tout est analogie avec Fourier et sa conviction vient de l’observation de la nature, qui puise sa richesse dans toute sa variété et ses différences, là où rien n’est uniforme ou égal. Cette caractéristique se retrouve dans les sociétés humaines où cette diversité de goûts, de passions, de caractères, d’opinions, d’instincts ou de toute autre inégalité quelconque ne peut être évitée. Il faudrait donc les associer par le jeu de l’attraction, car selon lui, « le mécanisme des Séries passionnées a besoin de discords autant que d’accords. »
Fourier ne remet pas en cause la propriété et évoque plusieurs classes de fortune dans son système, mais il promet que « le plus pauvre des hommes aura beaucoup plus de jouissances que n’en a aujourd’hui le plus opulent monarque ». Fourier veut partager les bénéfices qui seront produits selon trois critères rémunérés dans des proportions différentes : 5/12 pour le travail, 4/12 pour le capital et 3/12 pour le talent. Pour rendre le travail attrayant, il s’appuie sur ses séries passionnées.

Celles-ci seraient en mesure d’entrainer chacun « aux fonctions où il peut servir à la fois l’intérêt public et le sien, et donner la plus sage direction à ses facultés corporelles et intellectuelles. » Elles permettront à chacun d’exercer plusieurs activités, à la fois lucratives et attrayantes. Le système des séries passionnées et du travail attrayant constituera assurément un progrès par rapport au « monde à rebours » et son système commercial, où « tout industrieux est en guerre avec la masse, et malveillant envers elle par intérêt personnel ». Avec l’attraction, les harmoniens multiplieront leurs intérêts au sein de dizaines de séries passionnées, ce qui tranchera avec « la fausse industrie, morcelée, répugnante, mensongère » qui est encore la nôtre aujourd’hui. Fourier pense que sans cette organisation des séries, basée sur les passions et le principe de l’association, toutes les activités de plaisir ou de travail ne sont que « mesquinerie et pauvreté ».

Dans le monde rêvé de Fourier, les artistes gagneront des fortunes et les médecins seront payés en fonction de l’état de santé général de la phalange. « Moins elle aura eu de malades et morts dans le cours de l’année, plus le dividende alloué aux médecins sera fort », voilà par exemple l’un des remèdes au « contre-sens de nos calculs d’égoïsme civilisé ». Dans le phalanstère, les deux plaisirs les plus faciles à obtenir seront la gastronomie et l’amour. Son monde sociétaire écarte donc toute idée du mariage monogame et d’amour exclusif, qu’il juge contre nature. Fourier prône plusieurs degrés dans l’amour et une révolution sexuelle avant l’heure. Il revendique l’égalité entre les sexes, « le bonheur de l’homme se proportionne à la liberté dont jouissent les femmes ».

Les critiques à l’encontre de Fourier peuvent être nombreuses. Il transforme ses observations en théories universelles et annonce sa vérité comme étant d’origine divine. Ses vues sont parfois farfelues (comme la transformation à terme de l’eau des océans en une sorte de limonade par action d’un fluide acide citrique boréal), trop mathématiques, avec sa manie de tout calculer ou de tout chiffrer, ou trop rigides, avec la définition de centaines de cases qui sont censées représenter les individus. Tout cela a contribué à décrédibiliser son discours, qui n’a pas remporté la bataille idéologique face au socialisme réaliste, qui prônait la lutte des classes. Il reste l’un des rares penseurs à avoir poussé si loin son utopie, par la définition d’une société différente en tout point de celle que nous connaissons. Les critiques qu’il émet à l’encontre de notre monde sont radicales et souvent pertinentes, et nombreuses d’entre elles peuvent encore s’appliquer aujourd’hui. Qui sait, peut-être que le travail attrayant est une piste à explorer !

Guillaume

Le site de l'association d'études fouriéristes et des cahiers Charles Fourier: http://www.charlesfourier.fr/

Pour lire son ouvrage "Le Nouveau monde industriel et sociétaire": http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b86221373/f17.image.r=charles%20fourier