A nous le supermarché !

Ouvert fin février, La Louve, à Paris, est le premier supermarché coopératif et participatif à voir le jour en France. Le concept, venu des États-Unis, débarque dans plusieurs villes françaises, avec des formules différentes. Les produits sont 20 à 40 % moins chers qu’ailleurs, mais seuls les coopérateurs peuvent y faire leurs courses en échange de quelques heures de travail par mois. 

Des supermarchés où les clients travaillent pour pouvoir payer leurs produits à moindre prix, l’idée a germé en 1973 dans le quartier de Brooklyn, à New York. Aujourd’hui, la Park Slope Food Coop, pionnière des supermarchés coopératifs et participatifs, compte 17.000 membres[1]. Un modèle qui a poussé deux Américains vivant à Paris à lancer le premier projet français. La Louve, c’est son nom, rassemble 4.000 coopérateurs, et vient d’ouvrir les portes de son local de 1450 m² dans le 18e arrondissement. Une vingtaine d’autres projets sont en cours de création à travers toute la France. Parmi eux, Le Panier du 12e, toujours à Paris, l’Éléfan à Grenoble, Scopéli à Nantes, Supercoop à Bordeaux, Demain à Lyon, La Cagette à Montpellier, Le supermarché coopératif d’Orléans, Alpar Coop à Annecy, etc.  Le principe est toujours le même : l’accès à des produits de qualité, locaux, biologiques, à des prix inférieurs de 20 à 40 % à ceux de la grande distribution. Pour y arriver, ces supermarchés s’appuient sur des achats groupés, un nombre réduit d’intermédiaires, des marges faibles et peu de salariés.

Pour faire ses achats dans ces magasins, il faut impérativement être coopérateur. Chaque membre doit acheter une part de la coopérative et consacrer trois heures minimum par mois au fonctionnement du supermarché : caisse, mise en rayon, nettoyage… (certains magasins demandent une participation plus importante). Si quelqu’un ne remplit pas sa vacation mensuelle, il ou elle en devra deux par la suite. Ce bénévolat, qui fait la particularité de ces supermarchés, permet aux magasins de proposer des produits à moindre coût. À Nantes par exemple, le calcul a été fait : si la future coopérative atteint 2.000 coopérateurs à l’ouverture du magasin, les 6.000 heures cumulées par mois lui feront économiser l’équivalent de 40 temps pleins. En échange, en plus d’accéder aux rayons, les coopérateurs peuvent prendre part aux décisions stratégiques lors des assemblées générales, sur le principe d’« une personne égale une voix ».

Lancement progressif

Actuellement, hormis La Louve à Paris, toutes les coopératives sont à l’état de projets, plus ou moins avancés. La première étape passe en général par la création d’une association, avant de lancer la société à proprement parler. Partout, le bouche-à-oreille fonctionne et les nouveaux membres affluent de mois en mois « On a commencé à cinq début 2016. Aujourd’hui, on approche les 3.000 adhérents à l’association, c’est allé très vite ! », s’enthousiasme Frédéric Ratouit, un des membres à l’origine du projet nantais. Depuis neuf mois, une dizaine de personnes consacrent bénévolement l’équivalent d’un mi-temps chacune à l’élaboration du projet. Si ces structures reposent principalement sur le bénévolat, certaines tâches seront confiées à des personnes salariées lorsque les coopératives seront fonctionnelles. Ces employés gèreront les questions administratives, les plannings ou encore les relations avec les fournisseurs. Scopéli comptera un équivalent temps plein pour 400 coopérateurs, soit, à terme, entre cinq et sept salariés, espèrent les porteurs du projet.

À Nantes, l’adhésion à l’association La Cantine des Colibris et des Faizeux, pour soutenir le projet, coûte 10 euros. L’implication dans la coopérative Scopéli, une Société par Actions Simplifiée (SAS), se fera dans un second temps (vers la fin du premier trimestre 2017). Pour devenir coopérateur, il faudra acheter cinq parts sociales à 10 €, soit 50 €. Des tarifs réduits à 10 et 20 € seront proposés personnes précaires et aux étudiants. Ces parts sont conservées à vie, ou remboursées si la personne quitte la coopérative. À Bordeaux, l’idée d’un tel commerce est née fin 2014. L’association Les Amis de Supercoop porte le projet depuis mars 2015 et compte 800 adhérents. Un groupement d’achats a été lancé en septembre 2015. Contrairement à Scopéli, il est déjà possible d’acheter des parts de la coopérative (une SAS à capital variable), à 100 € la part sociale, ce qu’ont fait les 33 initiateurs.

Gouvernance horizontale

Dans tous ces exemples, le mode de gouvernance privilégie un partage des postes décisionnels. « Il ne s’agit pas seulement d’acheter des produits moins chers. On veut encourager une citoyenneté active », explique Frédéric Ratouit. Les membres de ces supermarchés coopératifs fonctionnent ensemble sur le modèle de l’holacratie, basé sur l’auto-organisation et la constitution d’entités à la fois autonomes et faisant partie d’un tout. Dans le cas de ces coopératives, des groupes ont été constitués pour plancher sur différentes thématiques (achats, communication, gouvernance, gestion, vie associative…). À Nantes par exemple, 200 personnes participent à des groupes de travail. Des référents remontent ensuite les informations à un groupe de coordination pour superviser l’avancée des groupes thématiques.

Les rencontres du groupe de coordination sont l’occasion de faire le point sur l’avancée rapide du projet Scopéli, plus difficile à gérer qu’au début. « On est passés très vite d’une petite structure à une grosse organisation. Il n’y avait pas d’enjeu jusqu’à présent, mais dans les prochains mois, on va travailler concrètement sur notre projet d’installation », avoue Frédéric Ratouit lors d’une réunion de coordination. Les membres de Scopéli ont en effet jeté leur dévolu sur un local appartenant à Nantes Métropole, à Rezé, au sud de Nantes. Situé dans une zone commerciale, il comprend 1.000 m² de bâti et 4.000 m² de terrain. Le loyer sera d’environ 5.000 euros hors-taxes mensuels. La coopérative doit signer un bail de six à neuf ans auprès de la Métropole. À terme, le magasin devrait contenir entre 8.000 et 9.000 références, de l’alimentaire aux produits d’hygiène. Un défi intense pour des personnes qui ne connaissent souvent pas le secteur de la distribution. « On va tout apprendre sur le tas, des partenariats avec des producteurs à l’aménagement du magasin une fois qu’on l’aura ».

Le supermarché pourrait ouvrir d’ici fin 2017 - début 2018, à  condition que Scopéli compte 3.000 coopérateurs. Un gros travail de « recrutement » attend les membres actifs, puisque tous les adhérents actuels ne seront pas forcément des coopérateurs. « On va perdre 30 % des gens inscrits pour l’instant, ceux pour qui Rezé est trop loin. Mais d’autres vont nous rejoindre », estime Frédéric. Une campagne de financement participatif a permis de récolter plus de 27.000 € en trois mois. L’argent va permettre de créer un site internet marchand, organiser des évènements et développer la communication. « C’est une première base, ça n’est pas suffisant pour ouvrir le supermarché et tenir à terme », précise Frédéric Ratouit. Entre les travaux d’aménagement, l’achat de matériel et le financement du stock de départ, le budget global nécessaire est en effet compris entre 600.000 et 800.000 €. L’équipe doit donc trouver de nouveaux financements. À Paris, La Louve a pu rassembler 1,5 million d’euros grâce aux coopérateurs, un financement participatif, des subventions de la fondation Macif et de quelques collectivités (Région Île de France, Ville de Paris et mairie du 18e arrondissement), ainsi que des prêts de France Active (association d’aide à la création d’entreprises) et de la Caisse des Dépôts et Consignations.

Étapes intermédiaires

Dans d’autres villes, les porteurs du projet ne veulent pas aller trop vite. À Grenoble, L’Élefan dispose d’un local provisoire de 150 m², prêté pour six mois par une société d'économie mixte. Cette étape intermédiaire, appelée « L’Éléfanto », sert à tester le concept. « On a seulement une quarantaine de références pour le moment, mais on prend le temps. Il n’y a pas de date fixe pour trouver quelque chose de plus grand. On va moins vite, mais le but est que tout le monde ait son mot à dire », explique Maxime Bertolini, fondateur du projet. Créé en mai 2016, l’Éléfan compte un peu plus de 1.000 adhérents. « On ne veut pas être une société pour l’instant, on reste sur le modèle associatif. L’adhésion annuelle est à prix libre et conscient », ajoute-t-il.

Au Pays Basque, la future coopérative Otsokop dispose également d’un premier lieu de vente à Anglet. « On propose 200 références actuellement, explique Franck Laharrague, président de l’association Les Amis d’Otsokop, qui compte entre 300 et 400 adhérents. Dans quelques semaines, on va déménager à Bayonne dans une épicerie, avec l’objectif de monter à 400 références. » Depuis un an et demi, la coopérative travaille en achats groupés et distribue les aliments une fois par semaine après commande sur Internet. « Ce sont quand même deux tonnes de produits qui partent en deux heures !, ajoute-t-il. On a du riz, des œufs, des pâtes, de la viande, du miel, que l’on achète auprès de producteurs locaux. » Dans le Pays basque, le tissu agricole dense est une mine d’or pour Otsokop. « Sur à peine 100 kilomètres, il y a 250 fermes bio rassemblées au sein d’un groupement, ce qui va nous permettre de développer une filière locale d’approvisionnement directement avec cet organisme », détaille Franck Laharrague.

Ces premiers points de vente fonctionnent donc encore comme des petites épiceries. Mais au sein des groupes, des débats ont déjà lieu pour savoir quels produits seront ou ne seront pas proposés dans les futurs magasins. « À New York par exemple, ils ont décidé après de grosses discussions de mettre en vente des barquettes de Philadelphia, un fromage à tartiner industriel. On a les mêmes problématiques ici : “Est-ce qu’on accepte le Nutella ? Mais aussi la viande ?” Même si la plupart des gens impliqués viennent avec le même objectif, on a tous des visions différentes de ce qui est bon ou pas... », relate Frédéric Ratouit, de Scopéli. À Paris, La Louve propose à la fois des produits bio et conventionnels. La plupart des projets en cours envisagent le même fonctionnement et ne sont pas contre disposer des produits de marques.

Un modèle en question

Au fur et à mesure que les projets avancent, des questions émergent sur les fondements de ce type de structure, à commencer par la légalité d’un tel modèle. Parmi les membres actifs, il y a peu d’inquiétudes même si la question du travail dissimulé revient à chaque réunion. « Pour que cela soit du travail dissimulé, il faudrait un lien de subordination. Or il n’y a pas de chef, mais des coordinateurs, assure Maxime Bertolini. D’autre part, les coopérateurs seront aussi toujours membres de l’association, qui continuera d’exister pour faire vivre la communauté, faire de l’éducation populaire, animer des ateliers... cela nous permet d’avoir des bénévoles. » Selon lui, il y a peu de risques que les supermarchés coopératifs soient attaqués en justice : « il faudrait alors remettre en cause toutes les crèches parentales de France qui fonctionnent sur le même principe », lâche-t-il. Ces structures d’accueil pour enfants sont en effet portées par les parents, membres d’une association loi 1901. Ils partagent la responsabilité de la garde des enfants avec des professionnels salariés.

L’un des enjeux pour les porteurs de ces projets est de favoriser la mixité générationnelle et sociale. Pour l’heure, les personnes intéressées ou engagées sont déjà sensibles aux questions de consommation, fréquentent des Amap ou des magasins bio. « Ce sont plutôt des employés et des cadres, déjà convaincus… On va travailler pour s’adresser davantage à un public jeune et originaire des quartiers populaires », affirme Frédéric Ratouit. « Il faut déjà avoir accès à l’information, qui circule surtout dans certains milieux bien définis », reconnaît Maxime Bertolini, à Grenoble. L’Éléfan s’est justement rapproché de RSA Coop, une association locale d’aide entre allocataires, pour permettre à des personnes précaires de participer à la coopérative. La question du lieu est aussi importante. Plusieurs supermarchés seront ainsi implantés en périphérie des villes, comme à Bordeaux, Nantes ou Grenoble. « Actuellement, notre local est situé dans un quartier assez aisé. On recherche plutôt au sud de Grenoble, avance Maxime Bertolini. Mais il ne s’agit pas de s’implanter en plein milieu d’un quartier populaire et dire “On vient vous montrer comment il faut manger”. »

Enfin, preuve qu’un nouveau modèle s’invente : les coopérateurs discutent de tout, y compris du nom à donner à leur future structure. Pour certains, le terme de supermarché coopératif n’est pas satisfaisant. « On a eu des débats animés sur cette question, s’amuse Franck Laharrague, d’Otsokop. C’est une appellation connotée, car elle se place sur le même registre que le commerce classique. Mais en même temps, cela veut bien dire que l’on trouve de tout en quantité. On sait qu’une majorité écrasante de la population consomme dans les supermarchés, et une minorité dans des Amap ou magasins bio. Pour ne pas faire venir que les seconds, il faut que ce soit un supermarché ». Finalement, les membres d’Otsokop ont opté pour un compromis : leur magasin sera un « Super Marché » !

Clément Barraud

1. Sorti au cinéma en octobre 2016, le film « Food Coop » réalisé par Tom Boothe, un des initiateurs de la Louve à Paris, retrace l’épopée de la coopérative américaine : www.foodcooplefilm.com