Rouler groupés pour peser

nevoyweb.jpgPour conserver le mode de vie nomade qui leur est si cher, certains voyageurs ont opté pour le déplacement en « grands passages », c'est-à-dire des convois qui peuvent compter jusqu’à 200 caravanes. Initiée par un mouvement religieux, cette organisation permet aux familles de se rassembler, mais aussi de peser au moment du stationnement, car les solutions restent rares. 

La période des grands passages débute vers la mi-avril au moment du grand rassemblement de printemps organisé par Vie et Lumière à Nevoy, dans le Loiret. Il se déroule sur un terrain qui peut accueillir jusqu’à 5.000 caravanes et 25.000 personnes. Vie et Lumière est une église tsigane et pentecôtiste, fondée en 1952. Elle revendique aujourd’hui près de 100.000 fidèles, ce qui fait d’elle la plus importante organisation de Voyageurs en France. Cette convention évangélique marque les retrouvailles des familles dispersées durant l’hiver et le départ des missions qui circuleront en France tout l’été.

À Nevoy, on ne peut manquer le caractère religieux du rassemblement. La messe est dite tous les jours sous l’immense chapiteau, grand comme un terrain de foot, installé au milieu de cette ville impressionnante et éphémère de plus de 10.000 habitants. Sur l’estrade se succèdent quelques-uns des 1.000 pasteurs du mouvement, des fidèles et des musiciens. Mais cet événement, qui dure deux semaines, est aussi l’occasion d’organiser les déplacements à venir de quelque 120 groupes. Chacun d’entre eux sera dirigé par un pasteur qui aura la charge de trouver les terrains où stationner. « Dès sa naissance, Vie et Lumière a organisé des stationnements en grands groupes pour rassembler ses fidèles disséminés à travers tout le territoire et pour propager sa prédication », peut-on lire sur le site des Dépêches tsiganes.

La structure religieuse permet de « trouver des référents, un moyen de s’organiser. Mais avec ou sans pasteurs, les missions partiraient de toute façon », affirme un dirigeant d’Action Grand Passage (AGP), une association créée à la demande des services de l’État qui voulait un interlocuteur pour gérer les missions tsiganes itinérantes, composées de 50 à 200 caravanes, un maximum fixé par la loi. Vie et Lumière n’est donc pas qu’un mouvement spirituel, c’est aussi une manière de se prendre en main pour les Voyageurs. Régis Laurent, médiateur du Finistère auprès des Gens du Voyage et docteur en sociologie, estime que ses caractéristiques en feraient même un « système social total ». Pour lui, les missions « répondent aussi à des prérogatives économiques (changer de marchés régulièrement), familiales (être réunis) et sociales (l’entraide et la convivialité) indispensables à la cohésion des groupes ».

grandpassage.jpgPour organiser ces déplacements estivaux, les pasteurs ont informé les préfectures du calendrier prévisionnel de leurs stationnements. Plus de 1.200 courriers ont été envoyés. Mais selon Désiré Vermeersch, président de l’AGP, seules 192 réponses sont positives, 393 sont négatives, 582 courriers sont restés sans réponses tandis que 94 n’en apportaient pas de précises. « 89% de non-réponses, c’est 89% d’expulsions potentielles. Si nous sommes expulsés, nous ne pouvons respecter ni le lieu ni la date de notre programme », poursuit-il. Afin d’anticiper ces problèmes, l’AGP convie chaque année à Nevoy tous les médiateurs ou coordinateurs départementaux, tels que Régis Laurent, le temps d’une journée d’échanges.
Durant la matinée, c’est le temps des questions, des  interrogations et de quelques incompréhensions. Par exemple, après avoir entendu le nombre de stationnements demandés par département, la représente de Seine-et-Marne s’étonne des 14 passages annoncés dans le sien alors que la préfecture ne lui a fait part que de deux demandes. « J’ai pourtant tout envoyé », se justifie un pasteur assis au bureau. « Mais sur la boîte mail générale des préfectures ». Les représentants d’AGP avaient demandé les mails des directeurs de cabinet, mais le ministère de l’Intérieur ne leur a pas fournis. « Alors peut-être qu’elles ont été perdues dans les méandres de l’administration ».

Rapport de force

De son côté, le médiateur de l’Ain a bien reçu les courriers, mais il se demande comment il va pouvoir gérer 80 passages, dont 14 sur une même semaine. Il se plaint aussi que l’année dernière, seule la moitié des groupes avait respecté leurs obligations, à savoir payer une caution, fixée ici à 300€, plus un prix forfaitaire par caravane, en général entre 10 et 20€ la semaine pour l’emplacement, l’eau et l’électricité. Ces sommes sont jugées raisonnables par les évangélistes qui indiquent que les pasteurs peuvent parfois être en tort et qu’ils sont alors rappelés à l’ordre. Certaines fois, par manque de place, « des régionaux se greffent aux missions. Dans ce cas, ce n’est pas à nous de sortir le supplément ».
Un autre médiateur souligne des problèmes de recoupements. Il n’est pas rare que plusieurs groupes soient prévus au même moment au même endroit. « Nous n’avons pas chevauché les demandes », se défend le président. « On a demandé là où les communes sont censées nous accueillir. Quand il n’y a pas de terrain, ou qu’il ne peut pas être utilisé, nos demandes sont automatiquement déviées sur le seul terrain disponible ». Les Voyageurs choisissent parfois sciemment des secteurs qui ont l’obligation d’aménager une aire de grand passage, mais qui ne le font pas. « Les schémas départementaux ont sous-évalué les besoins et en plus, ils ne sont pas mis en pratique ». En effet, sur les 350 aires de grand passage prévues par la loi Besson de 2000, seules 115 ont été réalisées au 31 décembre 2012 selon un rapport du Sénat. Et encore, beaucoup ne réunissent pas des conditions d’accueil satisfaisantes.

Les Voyageurs ne veulent pas être les seuls à faire des efforts quand l’État ne respecte pas ses propres lois. « On s’est amélioré, il y a encore quinze-vingt ans, c’était avec la carte sur le capot qu’on décidait où aller », affirme David Vincent, un responsable d’AGP. Aujourd’hui, ils se donnent la peine de planifier un minimum leurs déplacements, ce qui, on le sent, représente un sacrifice certain, une perte de liberté. Ils ont accepté quelques contraintes et ne rechignent pas à payer les emplacements, l’eau et l’électricité. « Avant on ne payait rien, parce qu’on ne nous donnait rien. Au niveau social, nous sommes les plus lésés. On coûte de l’argent, on le sait et on voudrait arriver à ne rien coûter. Mais nous, contrairement aux sédentaires, on n’a pas de maire pour nous faire des gymnases ou des ronds-points ».

Les grands passages ne font pas l’unanimité parmi les Voyageurs. « 200 caravanes, c’est trop, ça fout le bazar et je peux comprendre que les sédentaires aient l’impression d’être envahis », estiment certains qui regrettent le temps révolu où les Voyageurs s’installaient en famille dans les villages, ce qui facilitait les échanges. Mais lorsqu’il n’existe pas de solution, l’effet de masse permet aux Voyageurs de durcir le rapport de force avec les pouvoirs publics. Il est beaucoup plus difficile d’expulser un grand groupe que quelques caravanes. Cependant, tous en conviennent : un stationnement dans de mauvaises conditions n’est profitable à personne. « Il vaut mieux un grand passage organisé à pas cher qu’un stade occupé », conclut un pasteur. Pour désamorcer les soucis d’ores et déjà prévisibles, les médiateurs rencontrent individuellement dans l’après-midi les responsables de groupe.

Zor

Photos : Nevoy, avril 2014


France Liberté Voyage, une organisation laïque 

Les déplacements en grands passages ne sont pas que religieux. France Liberté Voyage est une association laïque qui fédère une vingtaine de grands groupes, dirigée par Fernand Delage, dit Milo. « Même les ministres m’appellent comme ça », s’amuse à raconter ce leader charismatique qui parvient à trouver des oreilles attentives au plus haut niveau de l’État.
Aussi médiateur pour l’Union européenne, Milo milite pour la suppression du statut spécial des « Français itinérants », expression qu’il préfère à celle de « Gens du Voyage ». Ses groupes, essentiellement composés de commerçants, séjournent sur les aires dédiées de grand passage, ou s’installent ailleurs lorsqu’elles ne sont pas adaptées. En effet, il arrive que certaines aires ne soient qu’un alibi. Impraticables, elles permettent seulement aux communes d’être en règle avec la loi et d’expulser facilement les occupants de stationnements sauvages. Il nous en montre une vers Grenoble, entourée de barrières, sur le site d’une ancienne usine. Une route défoncée encadre un terrain retourné de terre et de gravats. « Du foutage de gueule », pour Milo.
« La plupart des aires se trouvent à proximité des décharges, des stations d’épuration ou dans des zones inondables. À quelle autre partie de la population on ferait ça ? » s’insurge-t-il. Lui et ses groupes dédommagent les communes sur lesquelles ils s’installent, même de manière illégale. Ils tiennent à montrer que les choses peuvent très bien se passer. « Depuis 6 ans, j'ai plus de 300 attestations qui prouvent que les familles se tiennent bien ».

 


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Cet article est tiré du dossier "Nomades d'aujourd'hui", publié dans Lutopik numéro 4. Ce magazine papier fonctionne sans publicité ni subvention et ne peut continuer d'exister que grace à ses lecteurs. Si vous appréciez Lutopik, vous pouvez vous abonner, commander un exemplaire (rendez-vous ici) ou nous faire un don.