Des animaux et des hommes

Tous les ans en France, 1,5 milliard d’animaux sont tués pour la boucherie, 30 millions par les chasseurs, 2,3 millions utilisés en laboratoires pour des expérimentations scientifiques et 100.000 animaux de compagnie sont abandonnés. À ces chiffres vertigineux, il faudra peut-être ajouter les milliards d’animaux menacés par ce que des scientifiques nomment la sixième extinction de masse : celle provoquée par l’Homme, responsable du changement climatique, de la pollution et de la destruction d’habitats de nombreuses espèces sauvages. La Terre perd ses espèces animales à un rythme inédit depuis la disparition des dinosaures. Déjà plus de 320 espèces de vertébrés terrestres ont disparu depuis le XVIe siècle, et aujourd’hui 41 % des amphibiens et 26 % des mammifères sont menacés d’extinction.

Super-prédateur, l’Homme est-il condamné à détruire ou asservir toute forme de vie animale sur Terre ? Face à ce massacre, une partie de l’opinion se mobilise. La cause animale prend de l’ampleur et commence à se faire entendre jusque dans les instances gouvernantes. En Europe, les Pays-Bas comptent huit députés élus du parti animaliste, la Belgique a trois ministres du bien-être animal, et la Suisse, après avoir protégé juridiquement la dignité des animaux dès 1973, a expérimenté dans le canton de Zurich la création d’un poste d’avocat des animaux. En France, la cause animale est encore loin d’avoir atteint le sommet de l’État, lorsqu’elle n’est pas tout simplement tournée en ridicule. Le lobby agroalimentaire freine des quatre fers dès qu’il s’agit de faire évoluer le statut juridique des animaux, craignant que cela durcisse les conditions d’élevage. Cependant, la prise de conscience écologique, les vidéos de maltraitance dans les abattoirs et l’exemple de nos voisins européens commencent à faire bouger les lignes.

Définir l'animal

Trois partis politiques dédiés à la défense des animaux ont récemment vu le jour : le PACTE (Parti antispéciste citoyen pour la transparence et l’éthique), le Parti animaliste et Génération végétale, qui viennent chacun de présenter des candidats aux élections législatives. Pour Fabien Badariotti, candidat du parti animaliste dans la première circonscription du Haut-Rhin, « l’enjeu est de visibiliser la question animale auprès des autres partis pour les inciter à s’en emparer ». Leur programme est essentiellement de nature juridique et repose sur la prise en compte des intérêts des animaux dans le droit. Car si ces derniers ne sont plus juridiquement considérés comme des biens meubles en France, mais comme des êtres dotés de sensibilité, ils restent la propriété de l’Homme qui peut continuer de les exploiter dans certaines conditions.

Cette question du droit des animaux traverse l’humanité depuis l’Antiquité, accompagnée de son corollaire alimentaire : est-il éthiquement possible de manger des animaux ? Dans la religion catholique, contrairement à l’islam ou au judaïsme, la mise à mort de l’animal n’est pas sacralisée, car la question de savoir si l'animal a une âme n'est pas résolue. Cette interrogation traversera la société plusieurs siècles durant, pour atteindre son paroxysme au XVIIe siècle, avec la thèse de l’animal-machine de Descartes : le philosophe considère les animaux comme des assemblages mécaniques et chimiques, sans pensée ni conscience. Une conception de l’animal qui fera couler beaucoup d’encre, et alimentera des recherches scientifiques et philosophiques. Les animaux ont-ils une intelligence ? Une sensibilité ? Quelle est la part de réflexes et celle de réflexion ? L'Homme est-il vraiment de nature différente ?

En 1789, Jérémy Bentham, avocat et philosophe, écrit un texte qui fera date : « Les Français ont déjà découvert que la noirceur de la peau n’est en rien une raison pour qu’un être humain soit abandonné sans recours au caprice d’un bourreau. On reconnaîtra peut-être un jour que le nombre de pattes, la pilosité de la peau, ou la façon dont se termine le sacrum sont des raisons également insuffisantes pour abandonner un être sensible à ce même sort. Et quel autre critère devrait marquer la ligne infranchissable ? Est-ce la faculté de raisonner, ou peut-être celle de discourir ? Mais un cheval ou un chien adultes sont des animaux incomparablement plus rationnels, et aussi plus causants, qu’un enfant d’un jour, ou d’une semaine, ou même d’un mois. Mais s’ils ne l’étaient pas, qu’est-ce que cela changerait ? La question n’est pas : peuvent-ils raisonner ? ni : Peuvent-ils parler ? mais : Peuvent-ils souffrir ? »

Avec cette question, Jérémy Bentham esquisse les prémices de l’antispécisme, qui sera développé deux siècles plus tard par le philosophe Peter Singer. Selon lui, les intérêts des non-humains doivent être pris en compte de la même manière que ceux des humains. « Quelle que soit la nature de l’être qui souffre, le principe d’égalité exige que sa souffrance soit prise en compte autant qu’une souffrance similaire (pour autant que des comparaisons grossières soient possibles) de tout autre être. » Mieux traiter un chat qu’un rat ou un animal sauvage relèverait ainsi du spécisme, une discrimination seulement basée sur l’espèce. Le mouvement de libération animale est né.

Celui-ci obtient quelques victoires dans les années qui suivent : agrandissement des cages pour les poules pondeuses, amélioration des conditions de vie des veaux destinés à la viande blanche, réduction des expérimentations animales, etc. Mais au sein du mouvement animaliste, certains aimeraient aller plus loin : ne pas se contenter de réduire le mal-être des animaux, mais interdire leur exploitation. Pour cela, il faut s’attaquer aux lois, et donner des droits fondamentaux aux animaux. Parmi eux, Gary Francione, philosophe et juriste, propose de résoudre ce problème en conférant un seul droit aux animaux : celui de ne plus être la propriété de l’Homme.

L'humanité ne semble pas prête à renoncer à dominer le règne animal, loin de là. Mais se questionner et se préoccuper de la relation que l’on entretient avec les animaux nous grandirait. Car « en étant indifférents au sort des animaux, qui partagent avec nous le fait d’être sensibles, nous nous déshumanisons », estime Corine Pelluchon. La philosophe invite à « politiser la cause animale », dénonçant l’« irrespect total et décomplexé du vivant » et rappelant qu’« en se battant pour libérer les animaux, les militants nourrissent aussi l’espoir qu’un autre monde est possible. »

Sonia

Pour aller plus loin:
• La cause des animaux. Pour un destin commun, Florence Burgat. Editions Buchet-Chastel, 2015
• Zoopolis, une théorie politique des droits des animaux, Will Kymlicka et Sue Donaldson. Editions Alma, 2016
• Manifeste animaliste. Politiser la cause animale, Corine Pelluchon. Editions Alma, 2017
• La libération animale, Peter Singer. 1975
• Antispéciste, Aymeric Caron. Editions Don Quichotte, 2016
• Steak Machine, Geoffrey Le Guilcher. Editions Goutte d'or, 2017
• L'éthique à table : pourquoi nos choix alimentaires importent, Peter Singer. Editions L'Âge d'homme, 2015
• Introduction aux droits des animaux, Gary Francione. Editions L'Âge d'homme, 2015
• Le loup en questions, Jean-Marc Moriceau. Editions Buchet-Chastel, 2015


Cet article constitue l'introduction de notre dossier "Des animaux et des hommes", publié dans le numéro 15 de Lutopik (été 2017), dont vous pouvez aussi retrouver le sommaire ICI.