« Il faut conscientiser les gens sur la nécessité de préserver les forêts »

Gestionnaire forestier indépendant et titulaire d'une thèse en écologie, Gaëtan du Bus est à l'initiative du Réseau Alternatives forestières, dont il est désormais administrateur. Cette association, créée en 2008, s'est donné comme objectif de promouvoir une sylviculture écologiquement et socialement solidaire.

 

Depuis deux cents ans, la superficie des forêts françaises a considérablement augmenté. Comment ces nouvelles forêts se sont-elles constituées ?

Depuis le Moyen-Âge et jusqu’au XIXe siècle, la superficie forestière a d’abord beaucoup diminué, passant de près de 30 % du territoire à environ 10 % en 1850. Malgré des textes pour protéger la forêt, notamment l’ordonnance de Colbert en 1669 qui visait à garantir l’approvisionnement en bois pour les besoins seigneuriaux et militaires, la pression sur les forêts était considérable. Le bois était la première source d’énergie et de construction et la forte densité de population dans les milieux ruraux nécessitait des besoins de chauffage importants. Puis l’industrie naissante des forges, verreries et tanneries a aussi eu besoin de bois et de charbon de bois comme source d’énergie.

L’exode rural à la fin du XIXe siècle et au XXe siècle et l’arrivée du charbon minéral, du gaz et de l’électricité ont aidé la forêt à remonter la pente. Aujourd’hui, elle couvre 28 % du territoire national. Mais ces nouvelles forêts ont pris deux formes. Il y a d’abord les forêts qui sont apparues sur des terres agricoles abandonnées, surtout en moyenne montagne et dans les zones difficiles d’accès. Puis il y a également les forêts nées de la vague de reboisements subventionnés lancés par l’état en 1946. Ces reboisements définissent beaucoup de paysages aujourd’hui, notamment dans le Massif central, les Vosges ou le Morvan. Ces forêts reconstituées sont essentiellement plantées en résineux, puisque ce sont eux qui étaient subventionnés. Il y a d’abord eu du pin sylvestre, ensuite de l’épicéa et le pin noir, puis les sapins et le douglas à partir des années 60.

Les forêts françaises sont-elles sous-exploitées comme l’affirmait Nicolas Sarkozy en 2009 ?

La question est plus complexe que cela. Tout d’abord, si l’on sous-exploite, cela signifie qu’on prélève moins que ce que la forêt produit. Mais faut-il prélever tout ce qu’elle produit ? C’est une question qui n’est jamais posée. Or dans une forêt, la décomposition a un sens. Prélever le bois n’est pas neutre sur le milieu. Ensuite, calculer l’accroissement pour savoir si l’on prélève plus ou moins que ce que la forêt produit est très difficile, d’autant qu’on ne sait pas non plus précisément tout ce qui est prélevé en France. L’autoconsommation par exemple, n’est pas enregistrée. Ensuite, de nombreuses surfaces sont inexploitables et certaines sont heureusement protégées. L’affirmation de Sarkozy est fausse, l’IFN (l’Inventaire forestier national) a depuis reconnu ses erreurs, et la quantité de bois exploitée n’est probablement pas loin du volume produit. Mais la  récolte est mal répartie : on ne prélève rien dans certaines forêts tandis qu’on prélève trop dans d’autres.

Quels sont la position et le pouvoir de l’ONF en matière de gestion forestière ?

Un quart de la forêt française est géré par l’ONF, soit 4,5 millions d’hectares. L’ONF a donc un pouvoir important. Mais c’est un EPIC, un établissement privé à caractère industriel et commercial, et il a de ce fait une obligation de rentabilité qui est de plus en plus importante. La pression qui pèse sur le personnel de l’ONF est forte pour mobiliser plus de bois, au détriment de la qualité de la gestion et des conditions de travail des agents. En 2011, alors que l’ONF était secoué par une vague de suicides - en proportion plus importante à celle qu’a connue Orange -, des syndicats unifiés et des associations de protection de l’environnement ont créé le collectif SOS Forêts en réaction à la politique de l’ONF. Le RAF (Réseau pour les alternatives forestières) a bien sûr participé. Nous avons dénoncé la loi d’avenir agricole qui ne met aucune barrière à l’intensification des pratiques de récolte.

Le fait qu’environ 75% de la forêt française soient privés est-il un atout ou un risque pour la protection des forêts ?

Le morcellement est certes un handicap pour la gestion, mais il constitue une barrière aux velléités financières des gros industriels qui cherchent des matières premières, ou des investisseurs qui veulent du foncier. Acheter un hectare par ci par là ne les intéresse pas, et les petits propriétaires sont souvent difficilement accessibles. En cela, le morcellement est un verrou.
Le revers de la médaille, c’est que le jour où un petit propriétaire se rend compte qu’il peut faire de l’argent avec sa forêt, il ne va pas hésiter longtemps avant de la raser. Et nous allons de plus en plus, je le crains, vers un système qui va forcer les propriétaires à vendre leur bois. Pour cela, il y a la première stratégie, qui est le billet. La deuxième peut être la notion de bien vacant et/ou sans maître qui pourrait servir pour l’expropriation. Des discussions sont en cours au niveau national pour, par exemple, donner le droit à la Safer (l’organisme qui gère notamment les projets agricoles en milieu rural) d’avoir préemption sur les biens forestiers et de donner priorité aux exploitants forestiers (comme elle a mission de le faire pour les exploitants agricoles). Il y a beaucoup de projets financés par des fonds publics pour identifier le bois mobilisable et de nombreux acteurs privés prospectent un peu partout. Pour lutter contre les risques de cette politique, il faut conscientiser les gens sur la nécessité de préserver les forêts.

Existe-t-il un label pour une gestion vraiment durable de la forêt ?

Il y a deux labels aujourd’hui. Le PEFC qui est une enveloppe vide, un instrument commercial, et le FSC, un peu plus fourni (voir notre article sur les labels). Ce dernier est en cours de construction mais les gros acteurs de la forêt privée y ont pris une place importante. De plus, il coûte très cher. Entre le RAF et ces labels, il y a les principes de la gestion Pro Silva qui donnent des bonnes lignes directrices mais qui demandent un haut niveau technique. Et Pro Silva n’a pas de démarche sociale, économique et politique. Au RAF, on a créé  une charte très exigeante, que personne n’arrive à appliquer de manière complète, mais qui pose des jalons pour une sylviculture durable. Elle part du principe qu’il faut considérer la forêt comme un partenaire et non comme un gisement de production, et donc cohabiter avec ses divers habitants.

Le bio a pris de l’importance en agriculture. Qu’en est-il en matière de sylviculture ?

Définir une gestion forestière bio est difficile techniquement. On utilise parfois des produits pour lesquels les alternatives n’existent pas. Par exemple l’Hylobe est un coléoptère qui ronge l’écorce des jeunes résineux. Contre cet insecte, qui détruit la plante, tous les forestiers utilisent de l’imidaclopride, un produit que l’on trouve par exemple dans le Gaucho, un insecticide accusé de décimer les abeilles. Il faudrait trouver des produits et des techniques bio. Mais il y a aussi beaucoup de forestiers qui ne comprennent pas pourquoi ils ne devraient pas utiliser ce produit sur leurs plants d’arbres, puisque ces derniers n’ont pas de fleurs, et ne peuvent donc pas poser de problèmes aux abeilles. C’est vrai bien sûr, mais l’usage de pesticides en forêt nuit gravement à la qualité de l’eau et plus largement à l’environnement.
De plus, les monocultures sylvicoles entrainent la pullulation de certains insectes. Ainsi, entre 1995 et 2006 dans le sud du Massif central, il y a eu une augmentation des scolytes, des insectes se reproduisant sous les écorces des résineux. Ils font très peu de dégâts dans des forêts mélangées, car ils s’attaquent essentiellement aux arbres faibles. Mais en monoculture, leurs populations atteignent de tels niveaux qu’ils s’attaquent aux arbres sains. Les attaques peuvent être massives et imposer ensuite un reboisement, où la pression d’hylobes va être très forte d’où le problème cité plus haut. La gestion forestière se rapproche ici d’un système agricole intensif, avec des monocultures donc au final des fragilités et une dépendance envers la chimie.

Pour vous, quelle forme prendrait une bonne gestion de la forêt ?

C’est celle que nous avons définie dans la charte du RAF. Ce serait une gestion multifonctionnelle, mais attention aux mots. Il y a deux visions de la multifonctionnalité. Celle à l’échelle de la région ou du territoire français. C’est ce qu’on appelle la sectorialisation, qui consiste à faire produire des pins dans les Landes et des douglas sur le Massif central, à conserver quelques belles forêts autour des villes pour le loisir ou le tourisme et à mettre quelques réserves intégrales dans toutes les brochures de communication. C’est la tendance actuelle, mais elle dénote un manque de vision à long terme.
Et puis il y a celle qui prône la coexistence aux mêmes endroits des trois fonctions de la forêt : sociale, écologique et économique. Pour appliquer cela au-delà des mots, il faut des propriétaires sensibles, à l’écoute des besoins des riverains, de la forêt, des artisans locaux, et qui tiennent compte des particularités du milieu, de la fragilité des sols, de la qualité de l’eau et de la biodiversité. Mais encore une fois, attention aux mots : la biodiversité ne se mesure pas au nombre d’espèces, ni d’arbres plantés. Planter un arbre est bien vu, mais il faut se demander ce qui nous mène à devoir planter. Aujourd’hui, on coupe les arbres à l’adolescence. Or plus l’arbre vieillit, plus il est généreux sous plusieurs aspects dont la fertilité du sol et la biodiversité. La biodiversité sensible de nos forêts se trouve surtout dans les arbres vieux et les vieilles forêts.
Quant à la fonction sociale, c’est surtout la vie sociale et économique du territoire et non pas l’accueil d’activités touristiques rémunératrices qui devrait à mon sens être prise en compte. Tout comme la fonction économique n’a rien à voir avec la fonction financière. Il s’agit de la vie économique du territoire, pas de la production de revenus pour des acteurs extérieurs du territoire.

Pourquoi les professionnels de la forêt soucieux d’une gestion durable ne se font-ils pas entendre ?

Historiquement, le système de gestion forestière était assez féodal, très hiérarchisé, en opposition avec le monde rural. Les syndicats de bûcherons n’ont jamais eu de pouvoir. Les bûcherons font soixante heures par semaine pour un SMIC, ils ne sont pas toujours doués pour s’exprimer publiquement et faire connaître leurs revendications. Il y a un manque de fédération. Beaucoup pensent qu’il y a un problème mais ils ne le disent pas. Dans le privé, chacun tient à sa part de marché. Si les positions sont radicales, c’est mal vu, pas compris. Pro Silva, par exemple, qui pratique une gestion durable, ne prend jamais position politiquement ou de manière très prudente et consensuelle. Mais je crois que les choses changent vite. Des associations et collectifs naissent partout, les gens ne sont plus indifférents à la forêt. Les forestiers se tournent davantage vers la société et les naturalistes pour trouver des alliés partageant leur vision d’une forêt respectée.

Propos recueillis par Sonia


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Sommaire du dossier consacré à la forêt

Du thé et des glaces au parfum d'autonomie

Dossier forêts:

  Forêts : une richesse convoitée

  Entretien avec Gaëtan du Bus

  La forêt en voie d'industrialisation

  Les rôles écologiques de la forêt

  " Les plantations ne sont pas une forêt"

  Les forêts protégées du chat sauvage

  Les méga centrales à bois ne sont pas écolo

  Les forêts certifiées sont-elles durables?

  Le marché du carbone forestier

  L'ONF propose, les communes disposent

  Des coupes rases à la forêt jardinée