La révolte de la Villeneuve

En septembre 2013, un énième reportage stigmatisant le quartier grenoblois de La Villeneuve provoque la colère des habitants qui attaquent France 2 en justice pour diffamation. Une première dans la longue histoire des relations tendues entre banlieues et médias. 

Ce qu'on aperçoit dans le quartier de La Villeneuve, au sud de Grenoble, n'a rien à voir avec l’image angoissante présentée par un reportage diffusé en 2013 dans Envoyé Spécial. Plutôt que la violence et l’insécurité, c’est la verdure qui frappe le promeneur. Les dizaines d’immeubles ont été construits dans les années 70 autour d’un grand parc de 14 ha strié d’allées piétonnes. Un quartier bâti sur une utopie : celle de faire vivre ensemble des milliers de personnes issues de toutes les classes sociales. Aujourd’hui, ils sont environ 14.000 à habiter ce dédale de coursives et d’immeubles bariolés dont la hauteur des toits épouse les crêtes montagneuses visibles en arrière plan. Le quartier, progressivement délaissé par les pouvoirs publics, est maintenant catalogué comme une banlieue chaude et c’est tout ce que le reportage de France 2, intitulé « La Villeneuve : le rêve brisé » a voulu montrer. Il n’y avait de la place que pour la misère d’un « ghetto » ravagé par la délinquance juvénile, les trafics d’armes et la pauvreté, quelques mois après un fait divers sordide, le double meurtre de Kevin et Sofiane perpétré par des jeunes du quartier. 

Le reportage d’Envoyé Spécial reprend les méthodes qui ont fait le succès des chaînes commerciales : courses-poursuites embarqué avec la police, ambiance anxiogène, recours à un fixeur (personne qui joue les intermédiaires entre le journaliste et ceux qu’il rencontre, généralement dans les pays en guerre), voix off très présente, scénarisation du reportage (divisé en épisodes avec « les mères », « les jeunes », « les voyous », « les anciens » ; séquence dans laquelle un homme cagoulé fait une démonstration de tir à balles réelles en plein cœur du quartier…), pastille « déconseillé aux moins de 10 ans », etc. Sauf que cette fois, il émane d’une chaîne du service public dans une émission « qui fait quand même référence », notent quelques-unes des personnes qui avaient fait confiance à la journaliste en acceptant de répondre face caméra. 

Dramaturgie

Pour les habitants de la Villeneuve, ce reportage à charge est celui de trop. Beaucoup ne supportent plus la manière dont on présente leur lieu de vie et la mobilisation s’organise dès le lendemain de la diffusion. Dans une pétition, les habitants expriment leur colère « car ce reportage ne montre qu’une face de notre quartier. En colère car il cède à la facilité et au sensationnel ». Ceux qui apparaissent à l’image dénoncent une mise en scène et une instrumentalisation de leurs propos. La séquence sur les « anciens » est par exemple un « chef d’œuvre de reconstruction », estime Alain Manac’h, qui habite à La Villeneuve depuis 1983 et milite de longue date pour ce quartier. « La journaliste nous a regroupés entre vieux militants. Nous étions cinq, de plus de 60 ans, tous présidents d’association sur le quartier. L’un de nous s’était fait agresser quinze jours avant, et elle insère son témoignage au milieu de cette scène alors que nous n’avons jamais parlé de ça devant sa caméra. Elle donne une ambiance de vieux pachydermes aigris qui sont à côté de la réalité. C’est de la dramaturgie », conteste-t-il.

Si personne ne nie l’existence de problèmes dans le quartier, beaucoup regrettent que les médias ne retiennent que cela, occultant systématiquement les aspects positifs. Vivre à La Villeneuve n’est pas toujours facile, mais beaucoup d’habitants s’y plaisent, heureux de pouvoir pique-niquer en bas de chez eux et de pouvoir profiter de toute cette verdure pour un loyer modéré. Moins d’une semaine après la diffusion, entre 200 et 300 personnes se regroupent en assemblée générale pour discuter des suites à apporter. « Il y avait des jeunes, des vieux, des militants et d’autres qu’on ne voyait jamais aux réunions de quartier », se souvient Pauline Damiano, une habitante. Ils réclament en vain un droit de réponse puis envoient un courrier au président du CSA, au médiateur de France 2 et à la rédaction d’Envoyé Spécial. Las, c’est silence radio. Ni le médiateur, ni l’Observatoire de la déontologie de l’information n’évoqueront d’ailleurs cet évènement dans leurs rapports annuels. En apprenant que les habitants souhaitent la rencontrer, la présentatrice Françoise Joly annulera même son déplacement à Grenoble où elle devait remettre les diplômes aux étudiants du master journalisme de Sciences Po. Officiellement malade… « Personne n’ose assumer la responsabilité de ce qui a été fait », estime Gilles Bastin, sociologue des médias et responsable de ce master.

Manquements déontologiques

« On a été traités par le mépris », résume Alain Manac’h. Quelques résidents décident de s’engager dans une procédure judiciaire. « On avait imaginé que la ville de Grenoble porte plainte, mais elle a refusé à cause des délais à respecter et de la proximité des élections municipales », explique Pauline Damiano. Finalement, c’est La Crique Sud, une petite association de quartier dont la jeune femme est présidente, qui va porter l’affaire devant la justice. La discrimination territoriale n’étant pas inscrite dans le droit, ils poursuivent la chaîne pour diffamation. Ils ne le savent pas encore, mais c’est la première fois que des habitants attaquent collectivement un média pour diffamation de leur lieu de vie. Leur avocat les prévient que ce délit ne pourra pas être juridiquement reconnu puisque l’association n’est jamais citée nommément dans le reportage, et donc n’est pas diffamée. Mais l’objectif est au-delà : ils souhaitent aller jusqu’au procès pour comprendre les rouages de cette construction médiatique, comment un tel reportage a pu être diffusé et, surtout, pour faire enfin entendre leur voix. « On est entré en résistance contre les médias et la vision qu’ils imposent au monde », souligne Pauline Damiano.

Le procès leur donne accès au contrat qui liait France 2 à Ligne de Mire, la société de production qui a réalisé le reportage. Ils découvrent que tout était déjà écrit avant même que la caméra ne tourne. Bien avant qu’Amandine Chambelland, la journaliste auteure des 26 minutes incriminées, ne vienne une première fois à Grenoble, l’angle était choisi : le reportage devait s’intituler « La Villeneuve, de l’utopie à l’enfer ». 


En janvier 2014, le Conseil supérieur de l'audiovisuel donne raison aux habitants. Dans une décision mettant en cause ce reportage, le CSA « considère en effet que la chaîne a manqué aux obligations déontologiques » et « déplore en particulier que seuls les aspects négatifs du quartier aient été mis en avant, stigmatisant l’ensemble du quartier de la Villeneuve ». Cependant, sans surprise, les habitants sont déboutés lors du procès qui s’est tenu en mai 2014. « Au-delà des fautes déontologiques graves qui existent dans ce reportage, le problème est que les journalistes choisissent toujours le même angle pour évoquer les quartiers populaires », analyse Gilles Bastin. « La délinquance juvénile est systématiquement mise en avant, pour faire peur aux classes moyennes ». Selon lui, « en portant l’affaire devant la justice, les habitants protégeaient l’ensemble de la société car les dommages collatéraux, la peur, touchent tout le monde ».
A La Villeneuve, la mobilisation aura permis de souder à nouveau un quartier où le « vivre ensemble » était plutôt devenu le « vivre côte-à-côte », et aura contribué à faire naître plusieurs initiatives. Un groupe « soyons les médias », créé lors de la première AG, a ainsi débouché en octobre 2014 sur la création du Crieur de La Villeneuve, « un site internet participatif pour s’approprier la parole », explique Benjamin Bultel, journaliste résidant à La Villeneuve, co-fondateur du Crieur. Ce nouveau média est également décliné en affiches collées dans le quartier. Tous les habitants peuvent participer aux conférences de rédaction, proposer des sujets et/ou les réaliser, même si en pratique, il y a rarement plus d’une dizaine de personnes présentes. Aujourd’hui, « toute cette belle mobilisation a un peu fondu, souligne Alain Manac’h. Mais le fait d’avoir su s’organiser pour mener la rébellion jusqu’au bout est la preuve qu’il existe encore des liens entre les habitants du quartier ». 

Mais cette mobilisation a également eu des répercussions au-delà de La Villeneuve. Elle a notamment servi d’exemple à des jeunes de Bobigny et de Drancy (Seine-Saint-Denis) qui ont eux aussi porté plainte contre un reportage télé stigmatisant leurs quartiers. Cette fois, il s’agit d’un sujet de M6 diffusé en avril de cette année dans Zone interdite et titré « Quartiers sensibles : le vrai visage des nouveaux ghettos ». Là encore, les procédés et les résultats sont les mêmes : présentation du seul aspect négatif et stigmatisation des habitants. Deux plaintes ont été déposées, portées par les Jeunes communistes locaux, pour diffamation et discrimination territoriale et incitation à la haine raciale. « Nous savons que ce sera compliqué avec les tribunaux mais ces plaintes sont surtout un moyen de faire connaître le problème du traitement médiatique de nos quartiers », indique Deniz Cumendur, responsable du mouvement des jeunes communistes de Bobigny-Drancy. « Nous n’avons ni l’argent ni les médias avec nous, alors c’est un moyen de faire prendre conscience de la gravité de ces reportages ».

Sonia


Cet article a initialement été publié dans le dossier "Médias: ceux qui résistent, ceux à qui l'on résiste" du magazine numéro 7 paru en juin 2015. Pour le commander, ou vous abonner, rendez-vous ICI