Info en continu : faire vite, faire court

BFM TV nous a proposé de suivre une de leurs équipes présentes au procès du Carlton de Lille. Nous voulions tenter de comprendre comment les journalistes de ces chaînes d’info en continu alimentaient leurs canaux avec des interventions qui durent souvent entre quarante secondes et une minute trente.

A 8h30, la queue déborde sur le trottoir du tribunal de Lille. Dominique Strauss-Kahn ne devrait pas tarder à s’expliquer devant les juges. Cette foule de badauds n’est pas la seule, ni la plus impressionnante : les journalistes sont venus en masse pour couvrir le « procès du Carlton ». Personne ne peut manquer les camions-régie floqués du sigle des principales chaînes d’information. Ils ont déployé leurs  antennes satellitaires et déversent déjà les images en direct sur la TNT. Nous avions demandé à suivre pendant une journée les reporters d’une chaîne d’info en continu et c’est ici que BFM nous a donné rendez-vous. Pour couvrir l’événement, la chaine de « hard news » a dépêché quatre équipes de journalistes. C’est une de moins qu’I-télé, la grande concurrente. Les moyens alignés sont impressionnants et montrent que l’événement est majeur pour ces chaînes. Le déballage intime d’un personnage politique de premier plan qui mêle sexe et violence est un cocktail en or pour les médias.

Pour les équipes de télé, l’objectif  est de capturer toutes les séquences qui formeront le film du jour. Celle à ne surtout pas rater, c’est l’arrivée de DSK. Une dizaine de journalistes est en poste et attend derrière le cordon de policiers à l’angle du tribunal. Pour le moment, l'ancien directeur du FMI tarde. Le matériel est à terre, ils discutent. Certains se répètent en riant les meilleures petites phrases déjà prononcées au procès. L’une des équipes de BFM, installée devant l’hôtel où dort la vedette du jour pour filmer sa sortie, téléphone pour lancer le signal. « Ça arrive ». Derniers réglages, derniers essais, tout le monde s’assure plus ou moins qu’il ne gênera pas l’autre dans sa prise de vue. Caméras et appareils photo pointent là où apparaîtra le convoi. DSK arrive dans une grosse Audi aux vitres fumées, escorté par deux motards et une voiture. C’est moins spectaculaire que l’avant-veille, pas de Femen aux seins nus qui se jettent sur le capot, juste une voiture qui s’engouffre dans un parking souterrain. Image furtive mais apparemment indispensable. La séquence est dans la boîte et pourra passer en boucle toute la journée, plusieurs fois par reportage. Elle sera ensuite remplacée par la même scène, image inversée, quand DSK quittera les lieux.

Il y aura quelques moments de « rush » de ce genre, comme lorsque des avocats ou des témoins se trouvent soudain à proximité des journalistes. L’un des défenseurs médiatiques de DSK est sorti pour fumer une cigarette, il est bien sûr repéré. Caméras, micros et appareils photos s’agglutinent aussitôt devant lui, il est entouré et braqué par des dizaines d’objectifs, ce qui semble plutôt l’amuser. Les retardataires se dépêchent et tentent un placement pour ne pas manquer une miette de cet « événement ». Les journalistes le pressent de questions, lui mendient une réaction. Devant leur insistance, un brin rieur et joueur,  il finit par dire : « j’étais simplement venu dire bonjour et voilà où j’en suis ! ». Visiblement fier de son effet, il retourne dans la salle d’audience avec la promesse de revenir plus tard pour une déclaration. L’attroupement se dissipe. Lors de cette journée, il y aura une petite dizaine de mêlées ou de meutes, comme on appelle ce phénomène dans le jargon médiatique. Avec au moins une chute et quelques petits coups de coude.

« Faire vivre chaque minute à nos téléspectateurs »

Sophie Neumayer, journaliste à I-Télé, semble déçue de ne pas avoir pu obtenir quelques mots. Elle s’est écartée pour préparer sa prochaine intervention en direct. Lors de son test devant l’objectif, elle explique à un collègue qu’elle va sûrement dire que les avocats qui voulaient peut-être parler ont finalement décidé de retarder leurs annonces à la presse. Tout un programme. Quand on lui demande de décrire son métier de journaliste, elle utilise spontanément une de ces petites phrases dont l’info spectacle raffole : « c’est l’abattage ! ». Pour minimiser ensuite son propos et le remettre dans son contexte, elle rappelle que cette expression avait été employée par une prostituée qui a eu affaire à DSK. Puis elle reprend : « c’est fatiguant, le rythme est soutenu. On fait le premier direct à 8h et le 1er jour, on a fini à 23h. On est en duplex toutes les demi-heures, voire tous les quarts d’heure, pour faire vivre chaque minute de ce procès à nos téléspectateurs », explique-t-elle. « Les faits divers sont un peu répétitifs, mais sur un procès, on n’a pas besoin de meubler. Il y a des petits instants, des petites phrases intéressantes à raconter à l’antenne. C’est un exercice qu’on aime bien faire. J’aimerais suivre l’audience en permanence, mais je fais des allers-retours. Des collègues dans la salle de presse nous informent de ce qu'il se passe et de ce qu'il se dit dans les débats ».

Chez BFM, elles sont deux sur ce poste et se relayent à la mi-journée entre suivi d’audience et directs. « Le rythme est de deux directs par heure, c’est beaucoup », nous raconte Cécile Danré, journaliste justice pour la chaine. « Je n’écris pas mes papiers, je fais tout de tête, du coup je ne dis jamais la même chose. Les interventions durent entre 40 secondes et 1 minute 30, en fonction de la place qu’il y a dans le journal. Les jours avec DSK, on aura beaucoup de place ». Pour elle, il s’agit d’un exercice particulier, une contrainte de temps à laquelle il faut s’adapter pour pratiquer décemment son métier. « Si on n’arrive pas à tout dire, même en 40 secondes, c’est que l’on n’a pas assez synthétisé. C’est aussi vivre avec notre temps. On apporte des infos instantanées mais aussi un travail de fond avec des analyses en plateau, avec par exemple le biographe de DSK ». On sent une pointe d’agacement, un certain malaise, les journalistes de BFM en ont marre de cristalliser toutes les remarques. « Quand on est spécialisé, on suit les dossiers, on ne traite pas les choses trop vite. DSK, ça fait des mois que l’on est dessus. C’est le même travail qu’en presse écrite, ils font aussi de la production en instantané et « live tweet » en permanence. Ils font des papiers tous les jours. Je n’ai pas du tout de l’impression de faire un travail en zappant, sauf peut-être aux infos géné » [infos générales, Nndlr].

Le zapping, Patrick Sauce aime ça. Il est arrivé ce matin en renfort pour le procès. « Certaines personnes aiment passer du temps sur un sujet, moi, j’aime passer d’un sujet à l’autre. Je suis généraliste ». Il passe régulièrement en direct sur BFM, depuis la France ou l’étranger, presque toujours pour des sujets de 1 minute 30 au plus. « C’est du news pur. On peut rallonger un peu si ça vaut vraiment le coup, mais c’est notre format. Il ne faut pas chercher à tout prix de nouvelles informations. Il y a une sorte de règle pour les journalistes de ne jamais dire « je ne sais pas ». Mais pour moi, c’est mieux. On se casse quand même un peu la tête pour trouver des choses à dire,. On nous demande d’incarner notre présence, d’être là, prêts à intervenir. Certaines fois, on doit exprimer l’attente, qui fait partie du métier ». Vers 14 h, il partira pour autre chose. « On a reçu un texto du conseiller presse de Pascale Boistard [Secrétaire d'État chargée des Droits des femmes, ndlr] et c’est moi qui ai calé le rendez-vous ce matin. Ce sera très simple, il y a eu une dépêche et c’est à l’ordre du jour du Sénat, cela ne nécessite pas de préparation ».

Certains ont un peu plus de mal avec cet impératif de rapidité. Jimmy Hutchéon est « JRI tri-qualifié, image, sons, et quelques directs ». Il fait des remplacements et travaille le week-end pour I-Télé. Il fait aussi des reportages institutionnels sportifs pour le Grand Lille et des documentaires. C’est cette dernière activité qu’il aimerait développer, car le tout-direct n’est pas sa tasse de thé. « On est obligé de nourrir la chaîne sans cesse, avec les plateaux, les directs… On a un JT toutes les demi-heures, il faut essayer de le faire évoluer, de  ramener des éléments nouveaux. C’est une course contre le temps. Quand ils nous disent qu’il faut des images dans 30 minutes, c’est frustrant. On ne peut pas creuser l’info, prendre le temps de bien cadrer, de chiader le sujet. Il ne suffirait des fois que de 30 minutes de plus, cela peut jouer sur la qualité des images et sur le fond. C’est compliqué et ça donne parfois l’impression de créer l’information plutôt que de la traiter. On fait des reportages qui n’auraient pas été faits, ou alors différemment. On donne de l’ampleur à des sujets qui n’ont pas forcément d’importance, mais qui sont relayés toute la journée. C’est un fonctionnement lié à la réalité d’aujourd’hui, on répond à une demande des gens. Si on ne fait pas ça, ils vont aller voir ailleurs ».

Guillaume

 

Les dérives du direct

Après la radio et les chaines spécialisées, l’information en continu concerne presque toute la sphère médiatique. Lors d’événements extraordinaires, les sites Internet des journaux papier utilisent des « live » pour informer leurs lecteurs minute par minute. Les principales chaînes de télés bouleversent leurs antennes pour une édition spéciale. Les informations distillées sur les réseaux sociaux, Twitter en tête, par les journalistes, comme par n’importe qui, accentuent encore l’impression de « vivre l’info en direct », avec tous les ratés que cela peut entraîner.
La diffusion extrêmement rapide d’informations ne provenant pas des médias traditionnels est une pression supplémentaire pour les journalistes, qui pourraient avoir la tentation de retransmettre des éléments insuffisamment vérifiés. Que les informations soient vraies ou fausses, la course au scoop peut se révéler dangereuse, surtout lors de circonstances exceptionnelles. Cela a été particulièrement visible pendant les trois jours de couverture non-stop des attentats de janvier en France. Le CSA a relevé d’importants manquements et a émis des mises en demeure et des mises en garde. Parmi les motifs : divulgation sur les réseaux sociaux, puis sur les antennes, de l’identité de trois suspects, dont l’un se révélera innocent, vidéo de l’exécution d’un policier à terre, informations données sur la présence d’otages cachés ainsi que leur localisation, images diffusées en direct du positionnement des forces de l’ordre…  Alors que les prises d’otages étaient toujours en cours, Alain Weill, président de BFM TV et de RMC entre autres, se félicitant sur Twitter :  « record d'audience historique pour BFMTV avec 10,7 % de PDA hier » ( PDA = part d’audience).

Cet article a initialement été publié dans le dossier "Médias: ceux qui résistent, ceux à qui l'on résiste" du magazine numéro 7 paru en juin 2015. Pour le commander, ou vous abonner, rendez-vous ICI